Actes n°4 / Doctorales 58 : L'épreuve de l'altérité

Etre à l'écoute de l'autre : la compréhension comme épreuve de l'altérité (dans l'herméneutique de Hans-Georg Gadamer)

Valeriya Voskresenskaya
Etre à l'écoute de l'autre : la compréhension comme épreuve...

Résumé

Le présent article interroge l’épreuve de l’altérité au sein de l’expérience du comprendre, telle que la considère la théorie herméneutique de H.-G. Gadamer. En partant de la controverse entre Gadamer et Derrida autour de la « bonne volonté de comprendre », nous chercherons à cerner le concept herméneutique d’autre, pensé non pas en termes d’étrangeté et de rupture, mais — comme le suggère le modèle gadamérien de la compréhension comme dialogue — à partir de la communauté. Pour cela, nous explorerons le rapport entre le « moi » et l’autre à l’œuvre dans l’expérience de l’écoute, où l’autre devient « toi ». La question sera de savoir dans quelle mesure la conception herméneutique présuppose la reconnaissance de l’autre en tant qu’autre : la communauté est-elle possible sans effacement de l’altérité ?

Mots-clés : H.-G. Gadamer, herméneutique, altérité, compréhension, dialogue, écoute

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Introduction

La pensée herméneutique, dans sa volonté de comprendre, prend-elle véritablement en compte la figure de l’autre ? Ne cherche-t-elle pas plutôt, en com-prenant[1], à s’approprier ce qui n’est pas sien et, en se l’appropriant, ne supprime-t-elle pas justement l’altérité de cet autre ? Tel a été, du moins, le reproche principal que Derrida a adressé à Gadamer lors de leur rencontre à Paris en avril 1981, en voyant en la « bonne volonté de comprendre » (condition indispensable de toute compréhension selon Gadamer) une « bonne volonté de puissance[2] ». Le reproche de Derrida est-il pertinent ? Quelle place est accordée à l’altérité dans une pensée se voulant pensée du dialogue, de l’entente mutuelle et du langage commun, et se situant d’emblée dans l’ouverture vers l’autre, dans la mesure où, selon la célèbre parole de Gadamer, « la possibilité que l’autre ait raison est l’âme de l’herméneutique[3] » ?

Si la critique de Derrida atteint en quelque mesure sa cible, c’est que dans l’herméneutique l’autre n’est pas considéré en tant que tel, c’est-à-dire dans son altérité et, donc, étrangeté absolue. C’est en cela que semble consister l’effet de la « volonté de puissance » envers l’autre : la suppression de son altérité. Dans la communauté du dialogue, l’autre n’est plus un « autre », mais un « toi », quelqu’un qui est toujours déjà engagé dans une conversation. Or, un « toi » ne se définit que par rapport à un « moi », en est en quelque sorte dépendant. Comment alors penser l’altérité de l’autre dans l’espace médian du dialogue, où ni le « moi », ni l’autre n’existent séparément, mais ils fusionnent, au sein de la « chose » (Sache) et du langage communs ?

Dans le présent article, nous formulerons le problème de l’altérité dans l’herméneutique en termes d’épreuve, car, à nos yeux, la conception herméneutique de l’autre et les difficultés qu’elle évoque s’annoncent dans le double sens de cette expression « épreuve de l’altérité » : d’abord, comme expérience de l’altérité faite par quelqu’un (génitif objectif) et ensuite, au sens de danger, de défi qu’affronte l’altérité elle-même (génitif subjectif). Une telle dualité de lecture est révélatrice d’un conflit qui apparaît si l’on pose la question de l’altérité à l’herméneutique. D’une part, il semble évident que, dans toute expérience de la compréhension, il s’agit d’une épreuve de l’altérité : en effet, qu’est-ce que la compréhension sinon le « dépassement de l’étrangeté[4] » de ce qui se présente à nous dans une expérience signifiante ? D’autre part, à cette évidence première succède un doute quant au statut de l’autre dans cette rencontre : le dépassement de l’étrangeté n’entraîne-t-il pas en même temps un dépassement de l’altérité, une appropriation pure et simple de l’autre ? Comprendre l’autre, n’est-ce pas du même coup le réduire à mon propre horizon de pensée ? Nous interrogerons l’épreuve de l’autre dans la communauté du dialogue comme étant également épreuve pour l’altérité, en tenant compte de la transformation que peut lui apporter notre effort de comprendre. Jusqu’où peut aller ce dépassement de l’étrangeté qu’est la compréhension ? Cependant, la figure de l’autre ne s’épuise pas dans l’étrangeté seule : nous nous efforcerons donc de mettre en lumière cette façon de penser l’autre que propose l’herméneutique — à partir de la communauté et indissociablement de l’idée de finitude.

1. Le principe de la « bonne volonté de la compréhension » dans le débat entre Gadamer et Derrida

Notre but ici n’est pas de reconstruire le débat entre Gadamer et Derrida[5], mais de le prendre comme point de départ afin de mettre en évidence le défi que représente pour l’herméneutique la question de l’altérité. Ce point de départ réside dans une notion qui a d’abord paru accidentelle dans le discours de Gadamer, mais qui, grâce à sa mise en exergue par Derrida, s’est trouvée au centre de la discussion. C’est la notion de « bonne volonté de comprendre » (guter Wille zu verstehen) que Derrida transforme ironiquement en « bonne volonté de puissance » à l’aide de la formule nietzschéenne bien connue. Les deux lectures opposées de la « bonne volonté » révèlent-elles une simple mésentente entre les deux philosophes ou doit-on véritablement douter de la nature de cette volonté de comprendre l’autre ? Il convient de préciser le sens que chacune des parties confère à la notion de bonne volonté dans ce débat.

La « bonne volonté de comprendre » qu’évoque Gadamer dans sa conférence (publiée sous le titre « Texte et interprétation[6] ») est pour lui la condition fondamentale de l’entente, sans pour autant se réduire à une fonction normative ou une prescription. Elle relève plutôt d’un constat que Gadamer fait à partir d’une « expérience [...] que nous connaissons tous[7] », à savoir que « partout où on recherche la compréhension, on trouve la bonne volonté[8] ». Cette expérience commune à tous est expérience de l’altérité, et la « bonne volonté de comprendre » signifie simplement que toute compréhension, d’emblée, nécessite la prise en considération de l’autre. Pour comprendre quelque chose, il faut avant tout vouloir bien le comprendre, ce qui exige de s’ouvrir à l’altérité de ce qu’on comprend, de prêter l’oreille à ce qui nous est dit.

Derrida, quant à lui, insiste sur le mot « volonté » en y voyant là un synonyme de domination et d’appropriation, voire de violence, une volonté d’imposer à l’autre son propre cadre de pensée. La « bonne volonté de comprendre » est alors entendue par Derrida comme « conviction absolue d’un désir de consensus[9] ». De même, le caractère inconditionnel et axiomatique, que la critique derridienne prétend reconnaître dans ce principe de bonne volonté, exclut toute possibilité de désaccord ou de renoncement ; le désir d’unicité s’impose ici au détriment de l’altérité.

Mais ce serait, aux yeux de Gadamer, une mécompréhension totale de son idée que d’assimiler cette bonne volonté à une « volonté de puissance ». On doit alors se poser la question de savoir si Derrida ne confond tout simplement pas la bonne volonté de comprendre avec le désir de consensus, c’est-à-dire la possibilité du dialogue avec le résultat qu’on anticipe, le « succès de la confirmation[10] » ? Il convient, en d’autres termes, de se demander, comme le fait Jean Grondin, « si cette conception [que Derrida prétend dénoncer] correspond bien à l’herméneutique de Gadamer[11] ». Pour cela, il faudra nous rapprocher du modèle gadamérien de l’expérience herméneutique, qui se constitue à partir du dialogue et dans lequel se détermine la place de l’altérité.

2. Le modèle herméneutique du dialogue : quelle place pour l’altérité dans la communauté ?

Dans la théorie gadamérienne, le dialogue n’est pas un cas particulier de la mise en œuvre de la capacité communicationnelle des individus, mais plutôt le milieu universel où s’accomplit toute expérience humaine, et auquel nous appartenons « en tant qu’êtres qui comprennent[12] ». Bref, ce n’est pas une situation dans laquelle nous nous trouvons de temps en temps, mais c’est la situation par excellence de l’être humain, sa disposition fondamentale à comprendre et à être compris. « [Le] dialogue que nous sommes[13] » — dit Gadamer, en soulignant cette essence dialogique de l’homme. Cette disposition fondamentale au dialogue implique structurellement ce que Gadamer appelle « la prise en considération anticipante de l’autre » (Vorblick auf den anderen[14]) et montre ainsi la limitation de la conception de l’homme comme sujet souverain qui correspond à l’idéal cartésien du cogito. « Le dialogue ne peut [pas] se réduire à celui, intérieur, de l’âme avec elle-même[15]. »

Le propre du dialogue est de s’accomplir dans une rencontre avec l’autre. Pour Gadamer, un véritable dialogue présuppose que « quelque chose de l’autre soit venu à notre rencontre que nous n’avions pas encore rencontré dans notre expérience du monde[16] ». Mais cette rencontre n’est possible que sur le fond de l’entente ou de la communauté déjà établie que Gadamer appelle « entente fondamentale » : « Quiconque cherche à comprendre apporte toujours déjà quelque chose qui le relie par avance à ce qu’il cherche à comprendre, une entente fondamentale.[17] » Une telle communauté n’est donc pas le résultat d’un dialogue auquel on cherche à parvenir, mais précède, comme sa condition même de possibilité, tout dialogue particulier.

Ce modèle dialogique envisage donc l’autre comme constitutif de toute expérience herméneutique, mais semble réduire par là l’altérité à la participation au commun. Posons à nouveau notre question : dans quelle mesure cette universalité du dialogue, qui établit la dimension de l’entente — aussi universelle —, tient compte de l’autre en tant qu’autre ? La tension entre communauté et altérité que rencontre ici l’herméneutique est insurmontable si l’on reste sur l’une des deux positions extrêmes : la première serait de penser l’autre selon une forme d’altérité radicale et insondable, selon l’étrangeté et la rupture face auxquelles nulle compréhension ne saurait s’accomplir ; la seconde consisterait à croire en la possibilité d’un accord total, croyance naïve qui traduirait la volonté de soumettre l’autre à ma pensée.

Or, la tâche de l’herméneutique sera justement d’échapper à ces deux extrémités, en parvenant à la possibilité de trouver une médiation entre les deux conditions : « [C]omment la communauté de sens qui se construit dans le dialogue et l’opacité de l’altérité de l’autre se médiatisent mutuellement[18] […] ? ». C’est que la communauté et l’altérité appartiennent dans la même mesure à l’expérience herméneutique. Gadamer évoque en ce sens deux images très parlantes : dans la compréhension, on fait à la fois l’expérience d’une passerelle (Brücke) et d’une barrière (Schranke). Passerelle désigne la communauté qui me relie à l’autre, « construisant du même […] par-delà le cours de l’altérité[19] », c’est-à-dire la possibilité fondamentale de m’entendre avec l’autre. Barrière renvoie au « mystère » de l’autre qu’aucune expérience du dialogue ne parvient à combler, ce que Gadamer exprime à l’aide d’une locution latine individuum est ineffabile[20] : l’individu est ineffable, impénétrable par la compréhension sur le point de son individualité. Or, sans entraver la possibilité de l’entente, l’altérité de l’autre s’avère constitutive de la communauté elle-même. La communauté telle que l’envisage l’herméneutique n’est pas la suppression de l’altérité, mais au contraire la reconnaissance du fait que l’autre reste ultimement pour moi une énigme, qu’en lui se rencontre ma propre limite. Ici, le motif important de la finitude s’ajoute à celui de l’universalité de l’entente, étant indissociable du concept herméneutique de l’autre.

La finitude de l’être-en-dialogue ne se réduit pas seulement à l’épreuve de l’étrangeté de l’autre (l’étrangeté que Gadamer reconnaît pleinement), elle est aussi liée à la situation de l’homme face à l’infinité du dialogue. Cette situation peut être mise en lumière grâce à la structure médiane propre au dialogue, qui organise le rapport du « moi » à l’autre dans la communauté du sens et permet la réconciliation des deux moments que sont l’entente et l’altérité. L’entente, qu’on doit distinguer de l’accord, n’exige pas de surmonter l’altérité de l’interlocuteur par le biais d’un consentement parfait, mais se produit en vue de la chose (Sache[21]) dont il s’agit dans le dialogue. « Nul ne sait d’avance ce qui “sortira” d’une conversation[22] » : ce qui s’annonce ici, c’est la reconnaissance de la finitude qui est l’opposé radical de la domination, de la prise de possession imposées par la « volonté de puissance ». La conversation, le dialogue, c’est quelque chose qui est essentiellement hors de mon pouvoir, qu’il est impossible de soumettre à ma volonté, et ce parce que l’autre y participe au même titre que le « moi ». Mais ce n’est pas non plus en vue de la seule subjectivité d’autrui, qui s’opposerait à ma subjectivité, que s’accomplit la compréhension. L’autre avec qui je mène un dialogue n’est pas non plus un sujet absolu : considéré dans son altérité pure et simple, il ne différerait en rien de l’abstraction qu’est le « Moi » souverain et partagerait donc aussi sa limitation. Le dialogue, c’est l’affaire du commun, et non la domination de l’un de ses « sujets » : tout simplement parce qu’il ne s’accomplit jamais dans l’énonciation, ni dans la réception seule. L’autre et le moi subissent la même désabsolutisation face à une réalité tierce qu’est le dialogue lui-même et qui dépasse chaque individu séparé, la conversation ayant pour ainsi dire son propre génie. Ainsi, si l’on peut parler de la « domination » dans la compréhension, ce n’est pas le « moi » ou l’autre qui domine, mais la chose elle-même qui déploie son exigence. Là où la chose s’élève pour un instant dans la clarté de son sens (sans pour autant s’épuiser jusqu’au bout), l’attitude du « moi » ou de l’autre n’est pas celle de la maîtrise, mais de la participation.

En ce sens, le dialogue est semblable au jeu[23], conçu par Gadamer non pas comme ce qui relève de l’activité subjective, mais comme une réalité qui possède le primat par rapport à la conscience du joueur. Le principe du jeu est en ceci exemplaire pour la pensée herméneutique de l’altérité, qu’il éclaircit les rapports internes du dialogue, où l’autre et le « moi » ne sont pas opposés l’un à l’autre dans leur différence ; ils partagent la même position — comme des joueurs qui obéissent au jeu — par rapport au « jeu » de la conversation. Tout comme le jeu, le dialogue est imprévisible et infini, tout résultat n’y est que provisoire, tout accord n’est que « le début d’un long effort de compréhension que l’on est parfois amené à répéter souvent[24] ». C’est pourquoi, la « bonne volonté de comprendre » qui soutient le dialogue universel est loin d’être la prétention à un accord parfait, à un dialogue réussi une fois pour toutes. Dans la communauté du sens, on n’est pas à l’abri de tout malentendu. Ce n’est donc pas une vision idéaliste ou normative du dialogue que propose Gadamer. L’entente en vue de la chose est une possibilité, plutôt qu’une obligation : elle peut arriver à un échec, et elle y arrive toujours en ce sens que tout dialogue véritable est un dialogue inachevé.

3. L’être-à-l’écoute de l’autre et l’expérience du « toi »

Afin d’expliciter le rapport entre l’autre et le moi dans le dialogue, tournons-nous maintenant vers la notion herméneutique d’écoute[25]. Le rapport d’écoute — à la différence du regard qui se tient à distance de son objet — présuppose toujours une sorte d’appartenance à ce qu’on écoute. L’écoute n’est d’ailleurs jamais une simple réception ou enregistrement de ce qui est énoncé. Une telle réceptivité ne crée justement aucune communauté — les appareils d’enregistrement reçoivent aussi la parole, mais personne ne dira qu’ils « écoutent ». L’écoute présuppose la compréhension, et par là, « une libre ouverture vers la dimension de l’autre[26] ». Selon Gadamer, cela consiste d’abord à « suivre l’autre » (Mitgehen) dans ce qu’il dit : « Comprendre c’est toujours “marcher avec” (Mitgehen) ou suivre ce qui est dit, même si cela n’implique aucunement que l’on soit d’accord[27]. »

C’est ici qu’il convient de rappeler la similitude que découvre Gadamer entre l’expérience herméneutique et l’expérience du toi (analogie qui permet de mesurer la distance que prend l’herméneutique par rapport à la conception de l’altérité radicale) : dans l’écoute, nous sommes liés à ce que nous écoutons « comme le moi l’est au toi[28] ». Gadamer définit une telle expérience du toi comme étant « spécifique, dans la mesure où le toi n’est pas un objet, mais se rapporte lui-même à quelqu’un[29] ». L’autre se montre ici surtout dans sa qualité d’interlocuteur, dans sa capacité à me dire quelque chose. Et ce n’est pas exclusivement autrui, une personne comme moi. Dans la théorie de Gadamer, le texte possède une voix, chaque chose un langage, et la tradition nous interpelle de la profondeur du passé.

« Le mot prononcé appartient à celui qui l’écoute[30] », dit Gadamer, mais ce n’est pas pour rétablir la relation d’appropriation de l’autre par le « moi ». Ce qui « appartient » à l’écoute, c’est le mot énoncé par l’autre, le sens qu’il a voulu partager et qui ne s’accomplit que dans la compréhension. Mais cela veut dire aussi que la parole que j’écoute ne crée pas une relation unilatérale, mais m’invite à un dialogue, « exige une réponse[31] ». Se mettre à l’écoute de l’autre, ce n’est pas se soumettre à lui : « “[É]couter quelqu’un” ne signifie pas tout simplement exécuter aveuglément la volonté de l’autre[32]. »

Que veut dire alors être à l’écoute de l’autre ? Une véritable écoute, celle qui suit l’autre et veut le comprendre présuppose avant tout la mise en question de sa propre opinion sur la chose, de ses préjugés et ses connaissances antérieures[33] — condition de toute ouverture. « La prise en considération anticipante de l’autre » ne signifie pas savoir d’emblée ce que l’autre dira ou lui prêter telle opinion ou telle idée. Prendre l’autre en compte, c’est être prêt à le rencontrer « comme un toi, c’est-à-dire [...] ne pas être sourd à son exigence, mais […] se laisser dire quelque chose par lui[34] » ; c’est lui permettre d’« apparaître dans sa différence et de manifester sa vérité propre contre les idées préconçues que nous lui opposons d’avance[35]» ; enfin, c’est prendre l’autre au sérieux, ce qui exige peut-être que l’on soit un peu moins sérieux envers soi-même. Car c’est ainsi que Gadamer définit l’incapacité à écouter : « Seul fait la sourde oreille ou entend de travers celui qui s’écoute constamment lui-même, dont l’oreille est en quelque sort si pleine des bonnes paroles qu’il s’adresse constamment à lui-même […] qu’il ne lui est pas possible d’écouter l’autre[36]. » En ce sens, la vraie méconnaissance de l’autre résulte moins de la « volonté » de le comprendre que de l’incapacité à l’écouter. Cette incapacité à écouter appartient en quelque sorte à nous tous, de plus en plus dans la « situation de monologue propre à la civilisation scientifique actuelle[37] ». Or, s’ouvrir à l’autre, « être à nouveau capable d’écouter », ce n’est pas seulement, comme cela pourrait paraître, une exigence normative permettant une interprétation adéquate de ce que nous rencontrons dans l’expérience du comprendre, mais désigne, pour Gadamer, le retour à l’être véritable de l’homme, « [l’]élévation de l’homme à l’humanité[38] ».

Dans l’expérience herméneutique que nous avons envisagée à partir des principes du dialogue et de l’écoute, la figure de l’autre n’apparaît pas seulement comme constitutive de cette expérience, mais accède à une compréhension nouvelle : l’épreuve de l’altérité devient expérience du toi. Dans la tâche de l’éclaircissement du concept gadamérien d’autre, nous avons essayé de montrer que penser l’autre à partir de la communauté ne trahit pas son altérité. L’autre comme « toi » se rapporte certes à un « moi » et se définit face à un « moi ». Mais ce rapport est loin d’être celui de l’appropriation de l’autre, il se rapproche plutôt de la réciprocité semblable à celle qui existe entre amis[39]. À ce titre, l’autre participe à la constitution de ma compréhension, en tant que régulateur de mes préjugés et évocateur du doute, mais aussi comme un miroir dans lequel je découvre des vérités sur moi-même[40]. Ainsi, si l’autre s’éprouve pour moi comme une limite, il se montre par là même aussi comme une « potentialité[41] », comme l’« élargissement[42] » de ma singularité, de sorte que la prise de conscience de la limitation est aussi en même temps son dépassement.

L’autre comme « toi » est bien un autre et, comme toute altérité, présente pour le « moi » une énigme, mais il ne se dissout pas dans l’étranger, dans l’impénétrable, dans le lointain, parce qu’il partage avec le « moi » l’espace du dialogue. Dans le dialogue, l’autre n’est pas un élément formel nécessaire à la dualité, il est considéré dans la particularité de sa pensée et de sa parole. Le rapport à l’autre que l’on trouve dans l’écoute est une façon éminente de reconnaître l’autre, non pas pour ce qu’il paraît être, ni même pour ce qu’il est — dans la mesure où, même pour lui, se connaître totalement demeure inaccessible —, mais pour ce qu’il dit. Car il ne suffit pas de reconnaître l’altérité, il faut aussi reconnaître que l’autre a quelque chose à me dire et lui prêter l’oreille.

Bibliographie :

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Biographie de l’auteure 

En thèse depuis 2014, Valeriya Voskresenskaya travaille dans le domaine de l’herméneutique philosophique. Sa thèse porte sur les figures de la temporalité dans l’herméneutique de Hans-Georg Gadamer. Chargée de cours au département de philosophie de l’Université Paul-Valéry Montpellier III, elle y assure un cours de philosophie générale. Temps, langage, vérité, œuvre d’art et tradition sont parmi les sujets auxquels elle consacre ses recherches.

 

[1] Comprehendere est composé de cum- (« avec ») et -prehendere (« prendre », « saisir »), et évoque donc immédiatement l’idée de l’appropriation. Pourtant, ce n’est pas le cas pour le terme allemand Verstehen lequel, comme le souligne Gadamer, vient du domaine juridique et signifie originairement « prendre le parti de quelqu’un » (für jemanden stehen), c’est-à-dire être avocat. Voir Hans-Georg Gadamer, « Romantisme, herméneutique, déconstruction », dans L’herméneutique en rétrospective, Paris, Vrin, 2005, p. 165. Notre but sera ici de montrer que cette dernière lecture de « comprendre » correspond à l’herméneutique gadamérienne, où le rapport « compréhensif » à l’autre prend la forme d’une telle « prise de parti », de la participation à la chose commune, plutôt que de la domination ou de l’appropriation.

[2] Comme l’annonce le titre même de sa « réponse » à Gadamer, voir Jacques Derrida, « Bonnes volontés de puissance (une réponse à Hans-Georg Gadamer) », Revue internationale de philosophie (noté par la suite RIP), 151, 1984, p. 341-343.

[3] Cité d’après Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, PUF, 1993, note en bas de p. 193.

[4] Voir Hans-Georg Gadamer, « Rhétorique et herméneutique », dans Langage et vérité (noté par la suite LV), Paris, Gallimard, 1995, p. 187 : « [U]n motif central de toute herméneutique, à savoir le dépassement de l’étrangeté et la tâche de l’appropriation de l’étranger [...]. »

[5] Dans le présent article nous n’évoquons que le débat qui a eu lieu en 1981 lors de la première rencontre de Gadamer et Derrida. Pour une étude plus approfondie de la controverse Gadamer-Derrida (laquelle n’est pas notre sujet ici), nous renvoyons à deux articles de Jean Grondin : « La rencontre de la déconstruction et de l’herméneutique », dans J.-F. Mattéi (dir.), Philosopher en français, Paris, PUF, 2001, p. 235-254 et « Le dialogue toujours différé de Derrida et Gadamer », Les Temps Modernes, vol. 67, n° 669/670, juillet-octobre 2012, p. 357-375. Sur la question de la « bonne volonté de la compréhension », voir l’étude de Josef Simon, « Der gute Wille zum Verstehen und der Wille zur Macht: Bemerkungen zur einer “unwahrscheinlichen Debatte” », Allgemeine Zeitschrift für Philosophie, vol. 12, 3, 1987, p. 79-90.

[6] Conférence « Text und Interpretation » parue en allemand dans Ph. Forget (éd.), Text und Interpretation: deutsch-französische Debatte, München, W. Fink Verlag, 1984, p. 24-55 (Trad. fr. par Ph. Forget : « Texte et interprétation », dans L’art de comprendre. Écrits II (noté par la suite AC, II), Paris, Aubier, 1991, p. 193-233.

[7] Jacques Derrida, op.cit., p. 343.

[8] Hans-Georg Gadamer, « Texte et interprétation », op.cit., p. 211.

[9] Jacques Derrida, op.cit., p. 341.

[10] Ibid., p. 343.

[11] Jean Grondin, « La rencontre de la déconstruction et de l’herméneutique », op.cit., p. 241.

[12] Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, Paris, Seuil, 1996, p. 516. Noté par la suite VM.

[13] Ibid., p. 401.

[14] Hans-Georg Gadamer, « Texte et interprétation », op.cit., p. 212. Cette expression a d’abord un sens restreint chez Gadamer, elle apparaît dans le contexte de la compréhension des textes et signifie la manière propre à tout écrit de s’orienter toujours vers un lecteur, de le prendre par avance en compte, afin d’éviter l’ambiguïté du sens. Si nous tenons à élargir ici cette idée jusqu’à la structure même du dialogue universel, c’est que la prise en compte de l’autre ne se réduit pas au domaine du texte, encore moins est-elle une prérogative de celui qui s’exprime en vue de la compréhension par l’autre, mais est nécessaire partout où l’autre est présent — qu’il prenne la parole ou qu’il me prête l’oreille —, pour qu’un dialogue soit possible.

[15] Jean-Claude Gens, « Historicité, langage et amitié dans la philosophie herméneutique de Gadamer. Préface à Langage et vérité », dans LV, p. 11.

[16] Hans-Georg Gadamer, « L’inaptitude au dialogue », dans LV, p. 170.

[17] Hans-Georg Gadamer, « L’herméneutique, une tâche théorique et pratique », dans AC, II, p. 347.

[18] Hans-Georg Gadamer, « Texte et interprétation », op.cit., p. 202.

[19] Ibid.

[20] Ibid., p. 193. [« Le défi herméneutique », RIP, p. 333].

[21] VM, p. 405 : « Comprendre ce que quelqu’un dit, c’est [...] s’entendre sur ce qui est en cause et non se transporter en autrui et revivre ce qu’il a vécu. » C’est ici le renoncement à la théorie herméneutique antérieure, celle de Schleiermacher, et à son idéal de l’interprétation psychologique qui s’accomplirait par le biais d’un « transfert de soi en autrui ». Cet idéal recèle pour Gadamer l’illusion de la transparence de l’autre qui équivaudrait à la méconnaissance de l’altérité. Voir aussi ibid., p. 204sq.

[22] Ibid., p. 405.

[23] Voir, pour l’analyse du concept de jeu, ibid., p. 119-128.

[24] Hans-Georg Gadamer, « Et pourtant : puissance de la bonne volonté (une réplique à Jacques Derrida) », RIP, p. 347.

[25] Il convient de signaler l’origine heideggérienne de ce concept d’écoute, qui apparaît dans le §34 d’Être et temps. L’écoute (ou le « se-tenir-à-l’écoute », le « prêter-l’oreille-à », das Hören auf) y est définie comme « l’être-ouvert (Offensein) existential du Dasein en tant qu’être-avec (Mitsein) envers les autres ». Voir Martin Heidegger, Sein und Zeit, Tübingen, M. Niemeyer Verlag, 1979, S. 163 (trad. E. Martineau, p. 140).

[26] Hans-Georg Gadamer, « De l’écoute », dans LV, p. 73.

[27] Ibid., p. 76.

[28] VM, p. 381.

[29] Ibid.

[30] Hans-Georg Gadamer, « De l’écoute », op.cit., p. 72.

[31] Ibid., p. 73.

[32] VM, p. 384.

[33] Il s’agit bien de la mise en question des préjugés personnels et de la reconnaissance de ces préjugés comme tels et non de l’auto-effacement de celui qui comprend dans une prétendue objectivité d’approche. Voir la précision importante de Gadamer à ce propos dans Hans-Georg Gadamer, Le problème de la conscience historique, Paris, Seuil, 1996, p. 80-81.

[34] VM, p. 384.

[35] Hans-Georg Gadamer, Le problème de la conscience historique, op.cit., p. 81.

[36] Hans-Georg Gadamer, « L’inaptitude au dialogue », op.cit., p. 174. [Nous soulignons]

[37] Ibid.

[38] Ibid.

[39] Voir l’étude de Gadamer sur l’amitié (à partir de la conception d’Aristote), qui met en lumière ce principe de réciprocité, aussi bien que l’image de l’ami comme miroir : « Amitié et connaissance de soi », dans F. Renaud et C. Collobert (dir.), Interroger les Grecs : études sur les Présocratiques, Platon et Aristote, Montréal, Fides, 2006, p. 295-309.

[40] Le rapport à soi inhérent au concept herméneutique de l’autre a suscité des critiques semblables à celle de Derrida, dont l’argumentation se fonde sur l’idée que l’autre est ainsi mis au service de la connaissance de soi, son rôle n’est que de « ratifier » ma compréhension, il est réduit à la réflexivité pure, en restant lui-même anonyme et méconnu, comme enfermé dans son altérité. Voir notamment la position critique de Pavlos Kontos dans « L’impasse de l’intersubjectivité chez Gadamer, ou l’appropriation inadéquate de la philia aristotélicienne », dans J.-C. Gens, P. Kontos, P. Rodrigo (dir.), Gadamer et les Grecs, Paris, PUF, 2002, p. 53-70, voir p. 57.

[41] Hans-Georg Gadamer, « Texte et interprétation », op.cit., p. 201. [« Le défi herméneutique », op.cit., p. 340]

[42] Hans-Georg Gadamer, « L’inaptitude au dialogue », op.cit., p. 169.

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