Actes n°5 / Doctorales 58 : La relationalité à l'aune de la vulnérabilité

Arts visuels et traumatisme dans la Grande Guerre : témoigner la vulnérabilité

Marco Falceri
Arts visuels et traumatisme dans la Grande Guerre : témoigner...

Résumé

L’article porte sur les figurations artistiques des traumatismes multiples de la Grande Guerre, selon une approche historiographique interconnectée, en traitant les significations thématiques de l’iconographie, ainsi que les langages stylistiques des œuvres visuelles. La première partie retrace la valeur heuristique et non strictement psychologique du traumatisme de guerre, les deux suivantes analysent les singularités des iconographies et les spécificités formelles, techniques et stylistiques des œuvres, sans distinguer entre les productions intellectuelles des avant-gardes artistiques et celles qui s’inscrivent dans le domaine institutionnel des Beaux-Arts.

Mots-clés : Arts visuels, Grande Guerre, traumatisme, témoignage visuel, vulnérabilité.

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Arts visuels et traumatisme dans la Grande Guerre : témoigner la vulnérabilité

Marco Falceri*

 

1. Traumatismes de la guerre et figurations du corps

Les représentations artistiques et visuelles des traumatismes de la Grande Guerre constituent un argument interdisciplinaire pas encore ou peu exploré. Ce qui n’est pas le cas pour les récits post-traumatiques des écrivains anciens combattants et les protocoles expérimentaux des médecins militaires. Faute de publications exhaustives et dans le sillage des récentes contributions sur les peintres expressionnistes, nous visons à démarquer les cadres conceptuels et cognitifs de la création artistique en temps de guerre, en fournissant les outils pour en comprendre les manières et les thématiques visuelles. En outre, nous considérons soit la complexité de la restitution des expériences de la blessure, de l’hospitalisation et de la convalescence, que la nécessité d’une enquête préalable sur la condition des victimes : morts, blessés, malades, invalides et prisonniers de guerre. Il importe de ne pas confondre l’expérience de l’observation clinique et les documents scientifiques de l’anatomie humaine, de ne pas opposer l’objectivisme de l’imagerie médicale au regard de l’artiste.

On s’y concentrera donc sur les modalités d’engagement et les vicissitudes du service militaire des artistes, lesquels parfois servent dans l’armée comme médecins auxiliaires et membres du personnel paramédical tels qu’ambulanciers, brancardiers et infirmiers. Leur participation sous les armes se manifeste d’abord par l’engagement professionnel, à la fois de type combattant ou militaire, mais aussi à travers la mise en exposition et la publication des œuvres, car nombre d’expositions artistiques et documentaires sont organisées par les organisations bénévoles et corporatives rattachées aux ministères de la Guerre ou à la Croix-Rouge internationale. Par exemple, les peintres expressionnistes comme l’allemand Ludwig Meidner ou l’autrichien Egon Schiele n’ont pas eu des expériences directes des combats, mais travaillent en tant qu’aumôniers dans les camps de prisonniers, à proximité des blessés et des malades. Au contraire Max Beckmann, à l’instar du cubiste français Raymond Duchamp-Villon et du théoricien du Surréalisme, l’artiste-écrivain André Breton, servent comme infirmiers sur le front et montent en première ligne en prenant part aux batailles dans les tranchées. On pourrait multiplier les cas d’artistes mobilisés ou engagés dans les sections des corps sanitaires, tandis que les carrières des médecins auxiliaires résultent moins nombreuses et plus favorisées dans les corps expéditionnaires et régimentaires des armées britanniques et américaines.

Or, qu’il s’agisse des postes de secours ou des hôpitaux d’évacuation, des cliniques de l’arrière ou des instituts métropolitaines, pendant les années de guerre l’on assiste à une véritable dislocation des soldats traumatisés. En revanche, le bilan des infortunes et même des morts ne se révèle pas constant dans toutes les armées. Les artistes combattants allemands et français blessés, malades ou décédés sont plus nombreux, en proportion à l’effort démographique de la mobilisation ; plutôt rares sont les cas de suicides à la suite de souffrances psychiques, dont on relève celui du sculpteur Wilhelm Lehmbruck et du poète Jacques Vaché. Quant à la mortalité de masse, à la fin de la guerre se diffuse, parmi les soldats du front comme entre les populations civiles, le fléau de la grippe aviaire dite « espagnole », qui multiplie le nombre des victimes. Parmi les artistes visuels, c’est le cas notamment de Guillaume Apollinaire, Schiele, Gustav Klimt, Bohumil Kubiŝta, Emilio Mantelli et Umberto Moggioli, etc. Dans la guerre des tranchées, les artistes forment une constellation d’individus et même de groupes particulièrement vulnérables, non seulement en raison de la logique institutionnelle et marchande qui leur impose le succès mondain ou la réussite professionnelle, mais surtout en vertu de leur disposition à s’exposer face au danger. Les artistes combattants qui font l’expérience du front, à la différence des mobilisés ou des civils, impliquent une réflexion de caractère pratique, c’est-à-dire historique et pédagogique, sur le témoignage visuel qu’ils en donnent : qu’est-ce qu’un traumatisme de guerre ? Ou mieux, s’agit-il d’une impasse ou d’un tunnel favorable à la création artistique ?

Précisons d’emblée que nous considérons uniquement la dimension du corps et de l’imaginaire des soldats qui ont vu ou vécu des situations de choc traumatique ou post-traumatique. Par conséquent, nous examinons les biographies des artistes sans négliger les motifs parfois complémentaires de la mortalité de masse ou de la captivité des prisonniers de guerre. Le recours à la notion de trauma signale, à ce propos, la coprésence de plusieurs espaces d’expérience et temporalités, plutôt qu’un ancrage dans les domaines de la psychiatrie ou de la psychologie. Moins une donnée psychologique qu’une ressource sociale ambivalente, elle nous amène à s’interroger sur les logiques immunitaires des individus et des groupes qui en sont atteintes, ainsi que sur leurs modes de gestion. La notion concerne deux formulations, qui se relient respectivement aux champs de l’enquête socio-historique et des pratiques médico-légales et psychanalytiques. Les contributions scientifiques soulignent l’importance de cette double généalogie relative à son histoire, dont l’usage doit s’inscrire dans un contexte situationnel de type heuristique, celui des interactions humaines et interpersonnelles.

Si l’on considère l’évolution de l’institution psychiatrique, au départ le traumatisme représente une visée pour les médecins qui découvrent les frontières cérébrales et sexuelles du corps : depuis les procédés de Jean-Martin Charcot à la Salpêtrière, qui publia pour la première fois en 1888 les tableaux cliniques de l’« attaque hystéro-épileptique » (il s’agit de diagrammes scandés en trois temps, qui décrivent la dynamique de l’attaque des femmes hystériques et des soldats neurasthéniques), jusqu’au tournant épistémologique de Sigmund Freud avec ses conférences de 1919 sur les « névroses de guerre », qui renouvellent le champ de perception de la maladie mentale. On passe ainsi du milieu de la psychiatrie classique à celui de la psychanalyse freudienne. Enfin, avec l’institutionnalisation de la catégorie diagnostique par les manuels en dotation aux médecins militaires d’après la Seconde Guerre mondiale, la notion finit pour indiquer, sous la dénomination générique de Post-Traumatic Stress Disorder (PTSD), les formes de violence subie par les agressions externes, dont celles des explosifs qui ne mutilent pas seulement le corps, mais aussi endommagent l’appareil psychique. Ainsi, l’on distingue entre deux ordres de faits, qui s’inscrivent dans les domaines de la médecine et des technologies de la santé. Il importe de les examiner conjointement, selon une démarche moins conforme à une politique de l’intervention humanitaire qu’à une poétique du témoignage.

Or pour la majorité des cas, le choc traumatique et le moment de la création artistique ne coïncident pas, en dégageant la problématique de la désynchronisation des images. Sans adhérer à une conception sublimatoire du processus créatif, par les archétypes ou les neurones-miroir, il faut plutôt considérer que la pratique artistique s’exerce toujours sur-le-motif ou d’après-coup, c’est-à-dire avec un retardement remontant à l’hospitalisation, à la convalescence, au retour de l’artiste au foyer. En suivant la proposition énoncée par le philosophe Walter Benjamin : « Faire œuvre d’historien, ne signifie pas savoir comment les choses se sont réellement passées. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger ». Les traumatismes de la guerre se re-présentent, pourrait-on affirmer à sa suite, en tant que fragmentations ou recompositions du souvenir de l’immanence ou de l’imminence du danger. Loin de réactualiser une injonction permanente dans le champ de la conscience, l’exposition au trauma intéresse la vulnérabilité sociale et corporelle des soldats, en convoquant les dimensions du courage et de la résistance.

S’agissant d’un épisode significatif et non pas d’un fait purement accidentel, l’usage de la notion nécessite la compréhension de l’expérience vécue à la sortie des événements. Dans son essai sur les nouvelles blessures des traumatismes contemporains, Catherine Malabou propose de reformuler la question selon une confrontation dialectique des expériences avec les instances du réel et de l’imaginaire, dont la narrativisation constitue l’enjeu central. Il s’agit donc de saisir l’articulation entre les expériences biographiques et les événements sociopolitiques à l’aune de la transition des chocs émotionnels qui affectent les corps, les mobilisant ainsi qu’en les modifiant. Il faudra pour autant abandonner l’autorité scientifique du modèle graphologique dans les analyses de l’iconographie, aussi bien qu’une conception sublimatoire de l’œuvre d’art qui nivèlerait l’aliénation à l’expressivité.

Au tournant de la Grande Guerre, le traumatisme trouve sa forme globalisée, en occasionnant une foisonnante activité de mise en représentation, qu’il s’agisse d’artistes indépendants qui explorent les frontières du langage, ou d’académiciens qui parfois optent pour des solutions de mise en scène glorieuses et rhétoriques du sacrifice et de la souffrance. Au total, se profilent trois niveaux à la fois différents et interdépendants dans l’intelligibilité des thèmes iconographiques. Tout d’abord, le traumatisme physique dû à la puissance des nouvelles armes chimiques et mécaniques : fractures, brûlures, intoxications, blessures corporelles et faciales dont la gravité peut comporter interventions de chirurgie plastique et trépanations de la boîte crânienne pour extraire les « corps étranges » (éclats, projectiles, etc.), jusqu’aux amputations et aux mutilations qui affectent les vétérans par troubles mentaux et paradoxes perceptifs ; en deuxième lieu, le traumatisme psychique, c’est-à-dire toutes les maladies neurologiques (aphasies, épilepsies, paralyses, neurasthénies, etc.) que l’expertise médicale de l’époque parfois n’a pas soigné ni interprété, en recourant à diagnostiques inefficaces et à thérapies nocives (séances de galvanisations, faradisations, électrochocs, etc.) ; enfin, troisième niveau, les maladies épidémiologiques qui se propagent du front à l’arrière et vice-versa, diffusées par contagion orale ou sexuelle (tuberculose, syphilis, typhus, grippe aviaire, etc.).

 

2. Blessures physiques et psychiques

 

Le 26 novembre 1917, dans une conférence intitulée « L’esprit nouveau et les poètes » qui s’est tenue à Paris, au théâtre Vieux Colombier, Apollinaire se prononce ainsi : « Mais n’y a-t-il rien de nouveau sous le soleil ? Il faudrait voir. Quoi ! On a radiographié ma tête. J’ai vu, moi vivant, mon crâne, et cela ne serait en rien de la nouveauté ? À d’autres ! ». Engagé volontaire en tant qu’artilleur (38° RA), puis promu sous-officier d’infanterie (96° RI), le 17 mars 1916 est blessé à la tête par un éclat d’obus dans la bataille de Verdun. Hospitalisé, radiographié et trépané, il passe une période de convalescence sans plus retourner au front, en travaillant au bureau de la censure dans le département de l’information du ministère des Colonies, avant de mourir, à la fin de la guerre, pour la pandémie de grippe espagnole. Le galeriste Paul Guillaume, avant de lui rendre visite à la clinique Villa Molière, une annexe de l’Hôpital Val-de-Grace, lui écrit une lettre qui date le 24 mars, à peine une semaine après la blessure : « C’est une ligne de L’Intransigeant, et puis des colportages d’amis, qui m’apprennent que vous êtes blessé à la tête, à cette tête qui n’est pas seulement la vôtre, mais qui appartient à l’époque ».

Durant la période de la convalescence, Apollinaire réalise une série d’aquarelles et dessins parmi lesquels Autoportrait en cavalier masqué décapité (Fig.1) (1916, aquarelle sur papier, 19 x 12.5 cm, Musée de l’Armée, Paris). Il s’agit d’une fable figurative non dépourvue d’accents comiques, qui témoigne de l’épisode de la blessure à la tête. L’auteur réinterprète le motif romanesque du chevalier errant de manière ironique, en déployant les figures dans un espace kaléidoscopique de surfaces enluminées, qui suggèrent moins la violence de la guerre des tranchées qu’un bois féerique, où par ailleurs pousse toute une flore extravagante. Dans cet autoportrait caricatural en chevalier masqué à la barbe rougeâtre, le déguisement évoque le bandage que le poète portait suite à la trépanation, comme le prouvent les photographies ainsi que l’épilogue du conte Le poète assassiné. Publié en décembre 1916, la couverture de la première édition dessinée par le graphiste Leonetto Cappiello relance le motif iconographique, mais dans un format commerciale, conforme à l’imaginaire hollywoodien des duels entre les cowboys du cinéma western.

Fig. 1: Guillaume Apollinaire, Autoportrait en cavalier masqué décapité, 1916, aquarelle sur papier, 19 x 12.5 cm, Musée de l’Armée, Paris.

 

Apollinaire n’est pas le seul artiste combattant à théâtraliser ses vicissitudes malheureuses. Il en va de même, parmi d’autres, pour le cubiste André Mare et le peintre Jean-Julien Lemordant, ce dernier protagoniste d’une affaire médiatique dans lequel, à la suite d’une blessure à la tête, aurait perdu et retrouvé la vue vingt ans après ; pour le chef des futuristes italiens, Filippo Tommaso Marinetti, qui publie dans la revue L’Italia Futurista un photo-portrait légendé selon lequel aurait soigné ses blessures dans la mer Méditerranée avant de retourner au front ; ou encore, l’on retrouve des autoreprésentations des blessures de guerre chez les expressionnistes austro-allemands, Beckmann, Otto Dix, Ernst Kirchner, Hans Richter et Oskar Kokoschka. Cette liste est bien loin d’être exhaustive…

Les figurations du corps blessé ou mutilé des artistes combattants revêtent une signification jusqu’alors inconnue. Elles constituent des singularités de l’expérience du front, mais aussi des indicateurs de la reconnaissance et parfois même du prestige pour ceux qui subissent l’épreuve du feu. Si les dénominateurs communs sont l’ironie et la parodie autobiographique, d’autre part, il ne faut pas exclure les rhétoriques de l’aveuglement et de la culpabilisation de l’ennemi. De surcroît, les blessures corporelles et faciales engagent les artistes dans un débat qui se prolonge dans les années de l’après-guerre, quand les images occupent une place toujours davantage importante dans les champs de l’exposition et de l’édition.

Mobilisé dans l’infanterie (15° RI), le peintre italien Ottone Rosai prend part à la bataille d’Isonzo, où est blessé au pied par un éclat de grenade. À la suite de son hospitalisation, il est décoré et promu caporal, puis reformé car malade de grippe aviaire. Une fois guéri, il se réengage volontaire dans l’armée en tant que lieutenant d’artillerie. Autoportrait en soldat blessé (1916, encre et crayon sur papier, 22.2 x 16.7 cm, Archives Rosai) est un dessin exécuté dans un carnet qui date de la période de sa première convalescence et qui rassemble, à l’instar des œuvres visuelles d’Apollinaire, inscriptions et figurations : « Son sempre vivo vivo » (Suis toujours vif vif), il énonce en réitérant le dernier mot, comme dans un cri de réjouissance ou dans un balbutiement, tandis que les deux figures de soldats s’ancrent dans une séquence narrative, à la fois gestuelle et polyphonique.

Névrosés de guerre, Kirchner et Beckmann envisagent la réalité des blessures psychiques, par conséquent non apparentes, sinon que par le biais des trajectoires biographiques. Engagé volontaire dans l’artillerie de campagne (75° RA), Kirchner ne prend part qu’aux manœuvres de l’armée, sans combattre dans les tranchées. Toutefois, après deux mois il est réformé car atteint d’une forme de neurasthénie. Il passe sa longue convalescence entre l’Allemagne et la Suisse dans les hôpitaux de Königstein, Taunus et Kreuzlingen, en se soumettant à une opération chirurgicale et en consommant l’opium et la morphine. Dans cette période, il peint des autoportraits et réalise des œuvres graphiques, dont la série gravée L’étrange histoire de Peter Schlemihl ou l’homme qui a vendu son ombre (1915, onze xylogravures, 30 x 20 cm, National Gallery, Washington), inspirée par le conte d’Adelbert Von Chamisso, où les soldats présentent une gestuelle répétitive, en alternant comme dans les tableaux cliniques des névrosés, codes de salutation, tics et postures martiales. Or, si le paradoxe de la vente de l’ombre fait allusion au choix de son engagement volontaire, dans Autoportrait en soldat mutilé (1915, huile sur toile, 69.2 x 61 cm, Allen Memorial Art Museum, Oberlin) la fiction de l’automutilation corporelle constitue une métonymie de son état de choc. Le corps du soldat est mis à nu, à la fois redoublé et miniaturisé.

En dépit de l’exemple de Kirchner, pour Beckmann le conflit se révèle en tant que traumatisme psychique et engagement humanitaire. Dès 1914, il s’enrôle dans une section d’infirmiers la Croix-Rouge et sert comme brancardier dans les champs de bataille des Flandres et du Nord de la France, à Ypres et en Artois, où il est d’abord intoxiqué par les gaz et ensuite atteint par une névrose hystérique. L’artiste passe sa convalescence dans un hôpital militaire à Gand, en Belgique, où il conçoit, à partir des nombreux croquis du front, la série gravée Faces (1919, dix-neuves pointes-sèches, dimensions variées, Moma, New York). Exclue du recueil, Petite opération (Fig. 2) (1915, pointe-sèche, 25.7 x 27.8 cm, Sprengel Museum, Hanover) représente une scène d’hôpital dans laquelle l’état corporel du protagoniste, un soldat traumatisé et mutilé, frappe pour l’intensité expressive des gestes et des postures. Autant que, dans une deuxième épreuve, l’on assiste comme à un instant successif, dans lequel le personnage crie.

 

Fig. 2: Max Beckmann, Petite opération, 1915, pointe-sèche, 25.7 x 27.8 cm, Sprengel Museum, Hanover.

Les pratiques d’observation clinique et de transcription des actes corporels se retrouvent notamment chez les artistes qu’en temps de guerre franchissent les hôpitaux et les cliniques psychiatriques, auxquels il faut ajouter les infrastructures sanitaires et les dispositifs militaires installés sur le front, comme les postes d’évacuation et les auto-ambulances. C’est ici qu’ils expérimentent les pratiques de secours et appliquent les nouvelles théories de la « neuropsychiatrie de l’avant » (Forward Psychiatry), en rencontrant tout aussi les outils conceptuels de la psychanalyse freudienne. En outre, alors s’impose un aggiornamento de type technologique pour ce qui concerne les produits sanitaires et pharmacologiques : nouveaux médicaments, bien sûr, mais aussi élastiques, étuis, syringes, épingles, éponges, moulages, pansements et prothèses. À ce propos, il nous faut se rapporter aux contributions des historiens comme celles de Sophie Delaporte sur la chirurgie maxillo-faciale, prototype de l’industrialisation de la beauté, ou de Frédéric Rousseau sur l’importation massive des kits contraceptifs et prophylactiques.

 

3. Stigmates de la guerre et abus de pouvoir

 

Davantage que les blessures, les maladies épidémiques frappent les militaires tout autant que les populations civiles, lorsqu’ils sont soumis par les contraintes de la discipline et subissent les violences des abus de pouvoir. En parallèle à la difficile reconnaissance des blessés et des malades, apparaît à toute latitude géopolitique l’argument culpabilisateur de la simulation, qui comporte punitions aux dépens des soldats, considérés souvent injustement par les autorités en tant que déserteurs ou traitres de la patrie.

Le sculpteur moderniste Duchamp-Villon, le frère plus âgé de Marcel Duchamp, s’engage en tant qu’artilleur (11° RA) et à la suite de la bataille de Champagne sert comme infirmier au camp de Mourmelon, à proximité de Châlons-en-Champagne. Le site est une base logistique de l’aviation française et héberge des infrastructures sanitaires. Duchamp-Villon contrait ici le typhus et, après avoir souffert d’une grave insuffisance rénale, est transféré d’urgence à l’hôpital de Cannes, où meurt d’urémie le 7 octobre 1918. Durant la période de convalescence, il est soigné par le chirurgien Antonin Gosset, lequel travaille dans l’armée en s’occupant de définir la forme des Autochirs, les auto-ambulances chirurgicales destinées à prendre en charge les blessés et les malades au plus près des champs de bataille. L’artiste lui dédie une double série de portraits, figuratifs autant que quasiment iconiques (1917-1918, techniques et dimensions variées, Centre Georges Pompidou, Paris). Il s’agit d’études préparatoires qui présentent d’un côté la relation de proximité et distance qui s’instaure entre patient et médecin, et de l’autre précèdent la réalisation d’un ensemble de portraits sculpturaux en cire et en plâtre, puis traduits en bronze (Portrait du Dr Gosset, 1918, exemplaire original en bronze, Chicago Art Institut).

Par la documentation photographique de l’artiste conservée par Marcel Duchamp, on reconnaît les techniques manuelles de l’hospitalisation. Il s’agit d’un ensemble de sculptures polychromes réalisées en plâtre avec les moulages de cuisine, des objets donc déjà-faits, ready-mades, à partir desquels Duchamp-Villon modélise les empreintes à la spatule ou au couteau, en colorant au pinceau les accessoires vestimentaires ou les traits somatiques de ces caricatures de médecins : Dr Keller, Dr Berger, Dr Berniolle et Dr Charrier (Fig. 3) (1917-1918, exemplaires originaux détruits ; photographie, Musée de Beaux-arts, Rouen).

 

Fig. 3: Raymond Duchamp-Villon, Caricatures de médecins moulées sur des œufs, datables 1917-1918 (non datées et perdues), photographies par l’artiste, Musée de Beaux-arts, Rouen.

 

On passe dès lors des formats minimaux à l’espace monumental de la chapelle de Burghclere (Sandham Memorial Chapel), qui engage dans l’après-guerre le peintre britannique Stanley Spencer dans une commande privée. Il se traite d’un cycle à la fresque au thème iconographique du Jugement dernier, dont on n’en propose pas une analyse complète, mais seulement l’interprétation d’un fragment. Mobilisé en tant qu’infirmier, Spencer sert à l’hôpital militaire de Beaufort et, depuis 1916, sur le front balkanique en Serbie et en Macédoine. Datable entre 1923 et 1929, Ablutions est une scène d’hôpital où les soldats traumatisés se lavent au bain avant de se soumettre au traitement thérapeutique par l’électrochoc. Selon l’interprétation de Peter Gough, cette scène dépeinte à la fresque constitue un souvenir de l’hôpital de Beaufort, dont l’artiste en reconstitue en partie l’ameublement, mais en restituant aussitôt « […] the vulnerable air of a convalescent soldier » (L’air vulnérable d’un soldat convalescent).

Le personnage debout, au centre de la composition, se soumet au traitement par le pinceau galvanique, préalable afin d’appliquer les électrodes utilisées pour soigner les maladies nerveuses. L’adoption de ces pratiques thérapeutiques aujourd’hui considérées abusives dans les infrastructures sanitaires, a donnée lieu à une sorte de chasse aux simulateurs qui ne cesse pas dans les années de l’après-guerre, quand les gouvernements des respectifs contextes nationaux doivent attribuer aux anciens combattants les allocations et les pensions d’invalidité. Ainsi, pour faire face à la gestion des masses de soldats blessés et malades, les autorités militaires et politiques cultivent le soupçon de la désertion prescrit par la loi martiale. De plus, afin de les réhabiliter immédiatement à combattre, en abusent par les diagnostiques inefficaces et les thérapies nocives. Ce n’est pas une réalité mise à l’écart dans les productions artistiques et littéraires, car nous en retrouvons des représentations figurées et notamment chez les artistes qui ont connu les hôpitaux militaires. Par exemple, dans les caricatures politiques et les photomontages des dadaïstes allemands, ou bien dans les œuvres des surréalistes français.

Pas moins relevant dans l’iconographie des traumatismes de la guerre sont les maladies virales et épidémiques, comme la grippe espagnole qu’à la fin de la guerre affecte millions de personnes soit à l’avant qu’à l’arrière, presqu’en redoublant le bilan des victimes. Le jeune peintre expressionniste autrichien Egon Schiele en est une parmi les plus illustres. Le 31 octobre 1918, il décède après avoir assisté le 6 février à la même sorte de son maitre d’atelier Gustav Klimt et, le 28 octobre, de sa femme enceinte Édith Harms. Dans le dernier tableau peint avant de mourir, La famille (Fig. 4) (1918, huile sur toile, 152.5 x 162.5 cm, Belvédère, Vienne), la composition à trois figures atteint un haut degré d’intensité expressive. Il s’agit de l’autoportrait de l’artiste avec sa femme et l’enfant à naître, où le couple mis à nu gît sur un canapé enveloppé dans l’obscurité d’une cave ou d’un grenier. Le peintre retient sa main droite envers son épaule gauche, lorsque sa femme paraît s’absorber dans un état de torpeur, en enfonçant ses jambes dans un amas informe de draperies d’où affleurent la tête et les mains du bébé, expressions métonymiques et néanmoins tragiques du fœtus.

 

Fig. 4: Egon Schiele, La famille, 1918, huile sur toile, 152.5 x 162.5 cm, Belvédère, Vienne.

Si le fléau de la grippe aviaire se propage dans les villes européennes par contamination orale et alimentaire, la gravure de Otto Dix intitulée Syphilitique (1920, pointe-sèche, 24.8 x 22.7 cm, coll. part.) montre que les maladies mortelles se transmettent pareillement par voie vénérienne et notamment sexuelle, dans et à travers les lieux où s’exercent les métiers et se déroulent les marchés de la prostitution, comme les bordels militaires et les maisons closes. La gravure de Dix présente le profil caricatural d’un malade de syphilis immergé dans le décor industriel de la ville, en dénonçant l’évidence spectaculaire de la commercialisation du sexe. Dans les différents contextes sociopolitiques de l’immédiat après-guerre, l’artiste envisage la thématique de la prostitution à plusieurs reprises et selon un registre à la fois auto-ironique (Moi-même à Bruxelles, 1922, aquarelle sur carton, 49 x 36.5 cm, Otto Dix Stiftung, Vaduz), dramatique (Autoportrait aux prostituées, 1921, aquarelle et crayon sur papier, 43.4 x 35 cm, coll. part.) et critique (L’officier et la prostituée. Souvenirs de la Galerie des Glaces à Bruxelles, 1920, huile et glacis sur fonds d’argent sur toile, 120 x 80.4 cm, Centre Georges Pompidou, Paris).

Ces œuvres visuelles ne s’intègrent pas ordinairement à l’espace de la galerie ou du musée, en restant emblématiques pour la mise en place de nouvelles stratégies d’exposition. C’est d’ailleurs la période pendant laquelle les avant-gardes artistiques européennes se rajustent autour du mouvement dadaïste, fondé en 1916 dans les pays non-belligérantes comme la Suisse, l’Espagne et les États-Unis, mais qui s’organise à la fin de la guerre, en France comme en Allemagne, sous la devise « DADA soulève tout. DADA connaît tout. DADA crache tout » (12 janvier 1921, tract, Centre George Pompidou, Paris). Le Dadaïsme assimile tout et par conséquent « crache » sur tout et aussitôt envers les problèmes sociétaux instrumentalisés par le politiquement correct, comme la reconstruction des ravages du patrimoine et la commémoration des victimes. À la sortie de la guerre, les artistes visuels se font créateurs et performers à la fois, en recyclant les objets ou en récupérant les images pour en faire un constat de l’état des choses.

Pour critiquer la violence il faut surtout l’observer, la décrire, en déconstruire les formes et les discours. L’existence des machines n’est pas liée à la guerre de manière unilatérale ou univoque. Pour autant, ce n’est pas nécessaire d’en parler en termes apocalyptiques, mais il faut procéder selon des hypothèses, en mettant en question le commerce des fausses nouvelles et des poncifs. Il ne faut pas non plus opposer les créations artistiques et les imageries sociales, car tout concourt à la restitution des événements sociopolitiques. S’il y a une éthique du regard porté sur les vulnérabilités, cela impliquerait, toujours et malgré tout, un travail sur la durée, ainsi que l’exercice de la patience qui la supporte : des corps en attente, des images à l’arrêt, des gestes en sursis.

 

 

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Rousseau Frédéric, La guerre censurée. Une histoire des combattants européens de 14-18, Paris, Points, « Histoire », 2014 (1999), 478 p.

 

*Biographie de l'auteur :

Marco FALCERI est doctorant en histoire contemporaine à l’Université Paul-Valéry de Montpellier (CRISES-EA 4424). Il prépare une thèse sur les témoignages artistiques et visuels de la Grande Guerre (« Les artistes combattants de la Grande Guerre : pratiques et représentations »).

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