Actes n°7 / La fabrique de l'opinion : communication, propagande, médias

"Je ne désire pas seulement vaincre, mais aussi convaincre" : la propagande nationaliste espagnole en temps de guerre et de paix (1936-1945)

Joy Paillocher
"Je ne désire pas seulement vaincre, mais aussi convaincre" :...

Résumé

Lors de la guerre civile espagnole (1936-1939), une utilisation massive de la propagande par des voies jusqu’alors jamais empruntées fut entreprise, avec pour objectif principal de décrédibiliser l’adversaire et mobiliser le peuple dans la lutte contre l’ennemi. A l’issue du conflit, l’utilisation de la propagande fut prolongée dans le but, cette fois-ci, de forger une opinion publique favorable au franquisme et de faire embrasser l’idéologie nationale-catholique au peuple espagnol. Dans leur souhait de légitimer les actes martiaux et de justifier l’instauration d’une dictature sur le territoire espagnol, les nationalistes déployèrent tout un réseau d’instruments de propagande cherchant à influencer l’opinion sociétale. A ce titre, le présent article vise à mettre en lumière quelques-uns des stratagèmes mis en place pendant la guerre civile espagnole et durant les premières années de l’installation au pouvoir de Francisco Franco. Ainsi, la manipulation de l’information, l’instrumentalisation de la religion et de l’Histoire ou encore l’utilisation des arts sont évoqués dans cette étude afin de mettre en exergue le modelage de la pensée, opéré aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix.

Abstract

During the Spanish Civil War (1936-1939), a massive use of propaganda in ways never used before was undertaken, with the main objective of discrediting the adversary and mobilising the people in the struggle against the enemy. At the end of the conflict, the use of propaganda was extended, this time with the aim of forging public opinion in favour of Francoism and getting the Spanish people to embrace the National-Catholic ideology. In their desire to legitimise their martial acts and justify the establishment of a dictatorship on Spanish territory, the Nationalists deployed a whole network of propaganda instruments to influence societal opinion. In this respect, this article aims to highlight some of the stratagems used during the Spanish Civil War and during the first years of Francisco Franco's installation in power. Thus, the manipulation of information, the instrumentalization of religion and history, and the use of the arts are discussed in this study in order to highlight the shaping of thought in both wartime and peacetime.

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Introduction

Tenter de déterminer les ressorts de la fabrication d’une opinion, invite à chercher et analyser les ingrédients, les outils, les acteurs ou encore les facteurs contribuant à façonner celle-ci. Il est entendu dans sa première acception, que l’« opinion » est la manière de penser de quelqu’un ou d’une collectivité sur un sujet, un jugement que l’on porte sur une question ou une thématique. Si l’opinion est un élément essentiel permettant de percevoir la réalité et d’interpréter le monde, elle n’en découle pas moins d’une construction, parfois alimentée par la propagande qui vise à influencer voire modifier les conduites des individus et leurs avis. L’étude de la fabrication de l’opinion s’avère possible au travers de l’exemple de l’Espagne du XXe siècle, et notamment au travers du moment le plus tragique de son histoire récente, à savoir la guerre civile et les premières années de la dictature franquiste puisque, comme jamais auparavant, il y eut une utilisation massive et à grande échelle de la propagande. Avant d’aborder plus en détail les différents stratagèmes mis en place visant à transformer l’opinion sociétale, il semble nécessaire d’expliquer brièvement le contexte historique dans lequel ils sont ancrés.

Dans les années 1930, l’Espagne fut bouleversée par divers changements politiques avec tout d’abord l’instauration de la IIe République en 1931 puis le soulèvement des « nationalistes » contre les « républicains » dès 1936, qui déboucha sur une guerre civile fratricide qui dura trois ans, prenant fin le 1er avril 1939, date marquant le début de la dictature de Franco. Ce conflit transforma profondément le paysage politique et social castillan et fut selon l’historien Antony Beevor « une des toutes premières guerres au cours desquelles les techniques de propagande de masse jouèrent un rôle important » (156). En effet pendant le conflit belliqueux, la propagande imprégna toutes les sphères médiatiques et fut employée tantôt pour décrédibiliser l’adversaire, tantôt pour l’inciter à prendre parti pour tel ou tel camp afin de remporter la guerre. L’utilisation de la propagande de masse à grande échelle au cours d’un conflit fut inédite en Espagne, s’appuyant cependant sur les mécanismes déjà expérimentés quelques années auparavant ailleurs en Europe. Comme le souligne David Colon, la propagande fut utilisée pendant la première guerre mondiale par tous les dirigeants des pays belligérants (67). Cependant, en 1918, une fois la guerre terminée, tous mirent fin à leurs organismes de propagande vus comme une entorse aux règles de démocratie et seulement liées aux circonstances historiques. Ce qui aurait donc dû cesser d’exister en Espagne après la victoire des nationalistes en 1939 va, au contraire, s’institutionnaliser dès la guerre civile et avec d’autant plus de vigueur au cours des premières années de la présence de Francisco Franco au pouvoir, dans le but d’enraciner la victoire dans les esprits et d’inculquer l’idéologie nationale-catholique au peuple espagnol.

« Je ne désire pas seulement vaincre, mais aussi convaincre. En sus : il ne m’importe aucunement – ou presque – de vaincre sans convaincre » (67). Tels furent les mots employés par Franco pendant la guerre et repris ici pour le titre de cette étude, démontrant l’importance névralgique pour cet homme de gagner la bataille politique mais aussi celle de l’opinion publique. Ainsi, au travers de cet article nous tacherons de mettre en exergue les mesures prises par les insurgés puis vainqueurs de la guerre d’Espagne, c’est-à-dire les nationalistes, afin d’entrevoir les différentes facettes du façonnement d’une opinion favorable au franquisme, aussi bien pendant la période belliqueuse que durant les années de ce que l’on nomme le premier franquisme. Les ressorts utilisés, les objectifs visés ou encore les valeurs prônées en temps de guerre et en temps de paix seront analysés dans le but de saisir les conséquences de ce modelage de la pensée. A cet effet, dans un premier temps nous porterons notre attention sur la manipulation de l’information et la répression exercée puis, dans un deuxième temps, sur l’instrumentalisation de la religion et de l’histoire au service de la justification des actes martiaux et de l’instauration d’un régime dictatorial. Enfin, nous nous attacherons à étudier les supports culturels employés et les valeurs transmises par ce biais, au service de la fabrication du consentement.

 

1. La manipulation de l’information et la répression : la quête d’un anéantissement du projet républicain

Lors du conflit qui prit place en Espagne entre juin 1936 et avril 1939,  les affiches, les photographies, la littérature et les médias de masse furent des éléments utilisés aussi bien par les nationalistes que par les républicains dans leur bataille de l’opinion publique. L’objectif de cette propagande incessante en cette période charnière fut principalement celui de mobiliser le peuple et de susciter la répulsion ou l’adhésion dans cette lutte souvent présentée comme le laboratoire d’essai de la Seconde Guerre Mondiale (De Las Heras 125).

 

1.1 La presse : « le soldat de plus » du franquisme

Les partisans du camp franquiste ont envisagé précocement que la guerre ne se gagnerait pas uniquement sur le champ de bataille mais aussi sur le champ de l’opinion ; de ce fait les nationalistes tissèrent rapidement un large réseau leur permettant de diffuser les idées qui semblèrent profitables à leur entreprise. Ainsi, dès l’année 1937 la Délégation étatique de Presse et de Propagande fut créée, visant à promouvoir les idéaux nationalistes puis, un an plus tard, la Ley de Prensa (1938) fut adoptée, ouvrant la voie à la systématisation de la censure. La presse devint alors le porte-parole du discours national-catholique et les journalistes eux, devinrent pour la plupart dans la pratique, des fonctionnaires de l’Etat : « le franquisme prétendait que la Presse soit la porte-parole de ses ordres et de ses réalisations ; il souhaitait une Presse capable d’interpréter de façon adéquate les désirs, la doctrine, les intentions et l’émotion de la Patrie délivrée et de la future grandeur espagnole[1] » (Sinova 24). Chaque habitant se trouvant dans une des zones nationalistes, n’avait accès qu’à une presse contrôlée. Le traitement de l’information fut de ce fait hasardeux : il était ordinaire de manipuler la réalité des évènements, de les falsifier, dans le but de nourrir et d’accroître la volonté d’action contre l’ennemi. A titre d’exemple nous pouvons parler d’une information divulguée pendant la guerre, où les nationalistes prétendirent que vingt mille prêtres avaient été massacrés par les républicains ; des recherches récentes à ce sujet démontrent que cette information est exagérément erronée puisque qu’au total, deux mille six cent quarante-huit hommes et femmes d’Église furent assassinés pendant la guerre (Beevor 159), soit sept à huit fois moins que les chiffres annoncés lors du conflit. Cette nouvelle rectifiée à l’heure actuelle eut cependant un certain retentissement en son temps et augmenta le caractère ignoble et cruel de l’adversaire.

A son retour d’Espagne, l’écrivain et journaliste George Orwell rapporta cette transformation et manipulation des faits en ces termes :

 

[…] en Espagne, pour la première fois, j’ai vu des reportages qui n’avaient pas le moindre rapport avec les faits […]. J’ai vu de grandes batailles là où il n’y avait eu aucun combat, et un silence complet là où des centaines d’hommes avaient été tués. […]. J’ai vu en fait écrire l’histoire non pas en suivant ce qui s’était passé, mais ce qui aurait dû se passer […] (87)

Les informations données dans la presse avaient un caractère sacré : nulle question pour les Espagnols restés sur le territoire de mettre en doute une falsification de la propagande, sous peine d’être soupçonné d’être secrètement un « rouge », un communiste. A l’issue du conflit en 1939, des articles furent publiés de façon incessante sur les abus commis pendant le conflit par les républicains : ces abus étaient rappelés à l’envi dans le but de raviver la douleur et de générer une motivation répressive chez les vainqueurs. Les méfaits commis par les nationalistes aussi bien pendant la guerre qu’après étaient eux, au contraire, passés sous silence.

 

1.2 Le nettoyage des restes républicains et la répression des « rouges » pour la purification de l’Espagne

Les vainqueurs de la guerre civile s’attelèrent en premier lieu à nettoyer les murs des grandes villes pour éliminer les affiches de la propagande républicaine afin de faire oublier au peuple ce passé si néfaste à leurs yeux. Ils s’afférèrent également à détruire par le feu des montagnes de livres de littérature qualifiée de « marxiste, anarchiste ou libérale » et contrôlèrent de près tous les libraires de manière à empêcher la diffusion de livres considérés comme nuisibles voire dangereux pour le peuple. Par cette mesure, les œuvres de Camus, Hemingway, Kafka, Sartre, García Lorca ou encore Malraux pour ne citer qu’elles, disparurent de la surface des étagères, vues comme vectrices de l’idéologie adverse. Au-delà de ce « nettoyage culturel », ils procédèrent également à une vengeance sanguinaire et tragique réservée à toute personne ayant eu un lien avec la République de près comme de loin.

Dans cette quête d’oublier le passé républicain et de dissuader le peuple à vouloir s’insurger contre le régime fraichement installé au pouvoir, les Espagnols assistèrent, impuissants pour la plupart, à la répression des opposants politiques. Cette répression acharnée cherchait à éliminer toutes les personnes « de nature psychosociale dégénérative » (Casanova 159), c’est-à-dire toute personne ayant commis des actes contre les nationalistes pendant la guerre ou bien ayant eu un lien avec les républicains. Les premiers à être assassinés, si l’on excepte les personnes capturées sur la ligne de front, furent les dirigeants syndicaux et les représentants du gouvernement républicain. Vinrent ensuite les intellectuels, les enseignants, les médecins ou encore les dactylographes des comités révolutionnaires.

C’est en 1940 que furent adoptées et appliquées les lois répressives insistant sur la nécessité de châtier tous les actes délictueux qui étaient survenus dans la « zone rouge » depuis 1936 jusqu’à la fin de la guerre. Ainsi, une nouvelle vague de répression déferla sur l’Espagne et les enquêtes sommaires visaient cette fois-ci les crimes contre les personnes mais aussi ceux de nature « morale » commis contre la religion, la culture, les arts ou encore le patrimoine culturel. Par le biais de cette nouvelle loi, la répression s’étendit à toute la population et chaque personne ne pouvait plus que vivre dans la crainte d’être inquiétée, tant parfois les motifs invoqués semblaient dérisoires. Les nationalistes désiraient faire tomber la République, détruire les bases sociales du syndicalisme et des partis de gauche. A ce titre, ils cherchèrent à faire disparaître tout élément ayant un lien avec la République, en procédant simultanément à l’anéantissement de ses protagonistes par le biais d’une « chasse aux rouges » institutionnalisée. Cependant, ils estimèrent qu’il était également nécessaire de déployer d’autres moyens pour ancrer le nouveau régime dans les esprits et le faire adopter définitivement et c’est ce à quoi ils s’afférèrent dès les premières années de la dictature.

 

 

2. L’instrumentalisation de la religion et de l’histoire pour une légitimation

Pour remporter la bataille de l’opinion les vainqueurs de la guerre cherchèrent à justifier leur besoin insurrectionnel et leur victoire postérieure. Dans cette optique, les franquistes utilisèrent politiquement la  religion et l’Histoire, premièrement afin de rattacher le conflit à une réalité et une volonté supérieure à la leur et, deuxièmement, dans le but de placer Franco comme digne héritier des grandes figures de l’Empire espagnol des siècles passés.

 

2.1 La religion comme instrumentum regni

La guerre civile fut qualifiée de « sainte Croisade » contre le « mal communiste » ou encore contre « les ennemis de Dieu ». Aussi bien dans les discours politiques que dans les discours religieux, les différents orateurs n’eurent de cesse de rappeler le prétendu caractère satanique des républicains qu’il était nécessaire de vaincre coûte que coûte. Ainsi le conflit ne s’avérait pas uniquement marqué par une soif de pouvoir mais principalement par le besoin de faire triompher les forces du Bien sur les forces du Mal. Il apparaissait alors, au travers des discours homogénéisés, que Dieu avait guidé les nationalistes pendant la lutte armée et le premier franquisme pour délivrer le peuple des « assauts immondes de l’ours russe[2] » et qu’ils vainquirent grâce à la volonté divine.

Les membres de l’appareil culturel des premières années du franquisme s’attachèrent non seulement à dénigrer leurs opposants politiques mais aussi à établir un lien direct entre Franco et Dieu. Les curés, prêtres, évêques et autres hommes d’Eglise parleront de Franco dans leurs oraisons comme d’un envoyé de Dieu venu sur terre pour mettre de l’ordre dans le monde des vivants. Ainsi, il fallait accepter la présence du dictateur au pouvoir et ne pas s’opposer à ses décisions sous peine d’être banni du Paradis par le Père éternel. Franco se considéra d’ailleurs lui-même comme un homme providentiel, comme le doigt de Dieu sur terre et selon lui, sa présence au pouvoir n’était non pas le fruit d’un hasard mais le résultat de la volonté divine (Galinsoga De). La religion servit également à justifier les difficultés rencontrées par le peuple dans les années du premier franquisme. En cette époque où l’Espagne est en crise, Franco utilise la religion pour affirmer que les difficultés rencontrées sont « le châtiment spirituel, châtiment que Dieu impose à ceux qui ont mené une vie impure [3]». Ainsi, la crise n’était pas due aux conséquences de la guerre ou aux mauvaises gestions du nouveau régime  mais devait être envisagée comme une punition de Dieu envers les Espagnols pour leur apostasie politique et spirituelle dont ils avaient fait montre pendant la décennie des années 1930.

 

2.2 Le retour à un passé glorieux et l’éducation : des entreprises au service de l’enracinement du pouvoir

Au cours de la période objet d’étude et au même titre que la religion, l’Histoire nationale fut elle-aussi instrumentalisée. Les renvois au passé furent tout aussi bien explicites qu’implicites lors de ces années charnières. Explicitement dans les discours politiques, la guerre civile venait à être comparée avec l’étape finale de la Reconquête qui eut lieu au XVème siècle en Espagne, menée par les Rois Catholiques pour expulser les maures de la Péninsule Ibérique. De ce fait, les nationalistes se considérèrent à leur tour comme des héros ayant réussi à vaincre et éradiquer les êtres malfaisants qui menaient à l’hécatombe de la nation. C’est également dans les discours politiques ou bien même poétiques que les nationalistes les plus aguerris cherchèrent à établir une analogie entre le dictateur, ses bras droits et les grands hommes de l’Histoire nationale. De ce fait, il n’est pas rare de retrouver des évocations pesamment symboliques des Rois Catholiques, de Charles Quint et Philippe II ou encore du Cid Campeador, chevalier mercenaire chrétien de la Reconquête. Le renvoi à ces personnalités emblématiques de l’Histoire permit aux nationalistes de s’inscrire dans la lignée de ceux-ci afin d’être perçus à leur tour comme des héros valeureux luttant pour la protection de l’Espagne mais aussi de s’absoudre de toute culpabilité quant à leurs actions (Preston 718-719).

Pour ce qui est des évocations implicites, il est possible d’évoquer l’appropriation de symboles tirés du passé, tels que la flèche et le joug, emblèmes des Rois Catholiques, ou bien le fait que Franco décide de s’installer au Palais Royal du Pardo situé près de Madrid, palais construit sous la dynastie des Habsbourg. En résidant en ce lieu, le dictateur apparait alors comme un descendant de la famille royale dont la présence à la tête du pays est irrécusable.

Dans le but de faire embrasser l’idéologie nationale-catholique et asseoir cette instrumentalisation évoquée antérieurement, l’éducation de la jeunesse joua un rôle prédominant et c’est l’Eglise qui en fut majoritairement chargée. De ce fait, au-delà de l’éducation religieuse obligatoire au sein des écoles, les programmes d’Histoire étaient centrés sur l’Histoire de l’Espagne et de son Empire ainsi que sur les exploits des nationalistes pendant la guerre : tout ce que les plus jeunes apprenaient devait servir Dieu et la patrie. Il est donc possible de constater que l’Histoire ainsi que la religion furent utilisées et invoquées dès que nécessaire pour justifier à la fois l’urgence de la guerre et la destruction du républicanisme ainsi que l’instauration d’une dictature autoritaire. Avec l’émiettement des convictions post-conflit, cette instrumentalisation venait nourrir l’opinion et les représentations mentales des Espagnols en tentant d’affirmer la légitimité des nouveaux dirigeants. Une fois la dictature implantée, il fallut également inculquer de nouvelles valeurs en lien avec les volontés de l’appareil et les enraciner : les images et l’art endossèrent ce rôle dans une certaine mesure.

 

3. La fabrique du consentement et de l’homme nouveau : le rôle de l’image, de l’art et de la propagande sociologique.

 

Sous le franquisme, la culture officielle fut transformée peu à peu en propagande et en un outil d’une politique de domination (Llorente Hernandez 45) : les images et l’art au sens large du terme devinrent, tout comme la presse, un outil au service de la patrie, de la cause nationaliste. Dans leur tentative de créer une nouvelle culture, les idéologues du régime trouvèrent judicieux d’impulser la création en cherchant à pousser à leur paroxysme les valeurs patriotiques, religieuses et familiales afin de placer les Espagnols sur le droit chemin de la religion et des valeurs traditionnelles. Ainsi les images et les créations artistiques présentèrent de fortes tendances nationalistes conformes aux valeurs prônées par le régime, visant à transformer également l’imaginaire des foules à propos du Nuevo Estado de sorte que celui-ci soit accepté et même adulé.

 

3.1 L’utilisation des arts visuels : le cas du cinéma et de l’architecture

L’une des premières mesures prises fut l’interdiction de toute création ou reproduction d’œuvres dites d’avant-garde -qui avaient pourtant permis la modernisation de la culture artistique-, perçues comme suspectes pour le régime car « anti-nationales et cosmopolites » (Llorente Hernandez 42) qu’il fallait éradiquer afin de revenir à un art traditionnel et résolument espagnol, longtemps délaissé par les artistes. Ainsi, pour ce qui est de l’architecture, les œuvres devaient être classiques mais également monumentales afin d’impressionner les foules et laisser entendre que la grandeur politique de la nation l’est tout autant. Hormis ce rôle de séduction visuelle meublant l’imagination du peuple, l’autre bénéfice prêté à l’art public fut sa capacité à répandre les symboles du régime en tous lieux et de les faire pénétrer lentement mais durablement dans les esprits.

En ce qui concerne le genre cinématographique, celui-ci fut marqué par des mesures de protection de manière à promouvoir un cinéma national, venant vanter les mérites d’une vie recueillie et disciplinée. Ce qui impacta le cinéma fût aussi l’obligation de diffuser dans toutes les salles obscures le NO-DO (Noticiarios y Documentales), dont l’hispaniste Bartolomé Bennassar informe de son contenu par l’emploi des termes suivants :

 

Au cinéma, l’inévitable séquence d’actualités […] le NODO, imposait au spectateur une rencontre avec Franco dans une de ses activités les plus habituelles : il recevait les ambassadeurs qui présentaient leurs lettres de créance, inaugurait un barrage, une centrale électrique ou un ensemble de logements à bon marché… (Bennassar 289-290)

 

3.2 L’utilisation des images au travers des cérémonies et des portraits du Caudillo.

Dans la même lignée que celle du NO-DO où le dictateur est mis en avant dans des situations avantageuses participant au culte de sa personnalité, Franco organisa différentes cérémonies et manifestations au cours de ses premières années au pouvoir dans le but de s’exhiber et de réaffirmer de façon constante sa position de Généralissime. La cérémonie la plus symbolique et commentée fut celle du 19 mai 1939 lorsqu’eut lieu le grand défilé de la victoire nationaliste dans les rues de Madrid. Pendant six heures, les unités défilèrent devant Franco placé au centre d’une énorme construction de bois en forme d’arc de triomphe sur lequel était inscrit le mot « victoire » et où le nom de Franco était répété trois fois. Cent-vingt mille hommes au total prirent part à la parade et des centaines de milliers de madrilènes impressionnés vinrent s’amasser le long du parcours pour applaudir les vainqueurs (Del Castillo 319). Ce recours à la force symbolique, au-delà de l’intimidation qu’elle provoqua sans nul doute chez les adversaires déchus, servit également au Nuevo Estado à bâtir sa suprématie en l’imprégnant durablement dans les esprits.

En ce qui a trait à l’utilisation des images, un autre élément révélateur que l’on peut souligner fut la diffusion des images, notamment la diffusion massive du portrait de Franco qui figurait dans les édifices publics -mairies, bureaux de poste, commissariats, écoles, hôpitaux- mais aussi dans les hôtels, les restaurants, sur les couvertures des magazines, les timbres postes et ou encore la monnaie nationale. Ainsi, une quantité de messages subliminaux venaient impacter inlassablement l’inconscient des Espagnols afin d’inculquer certains schèmes de pensée quant au régime et ne plus croire en d’autres idéaux et personnalités politiques que celles mises en avant par la dictature. Ces éléments évoqués en amont participèrent implicitement à la fabrication et acceptation de nouvelles valeurs dégagées par des biais multiples. Via le patriotisme exacerbé, la culture unifiée et le néo-traditionalisme, les idéologues cherchent à régénérer la nation après des années d’errance et créer une société nouvelle. Dans leur conception palingénésique de la politique, propagande et politique permettraient à l’homme de trouver la véritable voie à suivre et l’ordre établi aurait de beaux jours devant lui. A titre d’exemple, l’un des rôles les plus fortement impactés par la propagande fut celui de la femme, où l’on mit l’emphase sur son épanouissement dans la maternité et le foyer. En cette période, la science, l’art et la tradition faisaient cause commune pour conserver l’ordre patriarcal en faisant la démonstration de la supériorité biologique et morale des femmes qui leur impose de ce fait des devoirs vis-à-vis de la patrie et de leur corps. Ainsi, la propagande nationaliste place entre les mains des femmes la responsabilité du destin des générations à venir. Dans les revues féminines des années quarante, les modèles d’identification proposés pour les femmes ne sont autres que la reine Isabelle de Castille ou encore Sainte Thérèse d’Avila (Barrachina 184-187), modèles de la soumission à la hiérarchie patriarcale et divine.

 

En guise de conclusion nous pouvons affirmer que si dans un premier temps la propagande nationaliste tissa un large réseau médiatique dans le but d’enrégimenter les masses, cet objectif initial céda graduellement sa place à un second, à savoir celui d’un processus de légitimation et d’acceptation d’une dictature autoritaire sur le territoire espagnol. Ainsi, les Espagnols durent faire face tout d’abord à la manipulation de l’information et la répression puis vint le temps de l’instrumentalisation de l’Histoire, de la religion et des arts, afin de promouvoir la dictature et anéantir le projet républicain. Ce qui changea au fur et à mesure du temps furent les stratégies mises en place puisque, progressivement, les décisions furent moins marquées par l’immédiateté, mais non pas les intentions : celles-ci furent toujours d’alimenter l’imaginaire du peuple et de fabriquer une opinion favorable au régime installé. Par la mise en place de la propagande, les nationalistes parvinrent à implanter dans le moindre espace l’idée que la guerre était nécessaire. Il en fut de même concernant la dictature, présentée comme rédemptrice pour un pays en décadence, dû en partie à la présence des « rouges » sur le territoire. Si certains éléments laissent penser que les Espagnols semblèrent accepter le régime au terme des premières années, il est cependant difficile de déterminer les effets véritables de la propagande, l’efficience du projet : en effet, si l’on peut raisonnablement penser que tout Espagnol fut en contact avec la propagande au cours de ces années, on ne peut savoir par ailleurs quel put être son impact sur chaque sujet à titre individuel. Cependant, tout fut mis en place entre 1936 et 1945, aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix, pour que l’opinion fabriquée soit conforme aux besoins du régime.

 

Bibliographie sélective

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[1] Citation originale: “El franquismo pretendía que la Prensa fuera altavoz de sus órdenes y de sus realizaciones; quería una Prensa capaz de interpretar adecuadamente los anhelos, la doctrina, los propósitos y la emoción de la Patria redimida y de la futura grandeza española.”

[2] Propos tenus par le Padre Basabe et cités dans Abella 156.

[3] Ces paroles sont reprises d’un discours prononcé par Francisco Franco à Jaén en mars 1940.

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