Actes n°6 / Doctorales 58 : Scripta manent. Sources, traces, témoignages : la question de la transmission

Les realia ou comment nommer l’en deçà des sources ?

Francis Kay
Les realia ou comment nommer l’en deçà des sources ?

Résumé

Le dictionnaire définit les realia comme les « réalités non linguistiques » ; en français, la première occurrence du terme se trouve dans le Cours de linguistique générale de Ferdinand de Saussure. Cependant, depuis le début du XXe siècle, cette acception s’est progressivement élargie en se diffusant dans diverses disciplines des sciences humaines. Les historiens se réfèrent ainsi régulièrement aux realia, mais il n’est alors pas si évident de savoir à quelles « choses réelles » il est fait allusion : ces realia sont-elles vraiment les données intangibles d’un passé qui ne cesse pourtant, à tort ou à raison, d’être interrogé et remis en question ? Par ailleurs, est-il toujours possible de différencier les sources des realia ? Nous nous proposons d’éclairer cet enjeu épistémologique en l’examinant à travers deux métonymies de Paris : les chiffonniers et les cafés.

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Les realia ou comment nommer l’en deçà des sources ?

Francis Kay*

 

1. Comment différencier les sources des realia ?

En historiographie, la différence entre les sources et les realia n’est pas évidente à établir. Les historiens continuent cependant d’utiliser les deux notions de façon distincte, bien que les realia tiennent souvent lieu de repoussoir. On pourrait à ce sujet citer Pierre Nora qui, en 1984, les opposait à l’aspect autoréférentiel de ses « lieux de mémoire »1

Un trait simple, mais décisif, les met radicalement à part de tous les types d’histoire dont nous avons l’habitude, anciens ou nouveaux. Toutes les approches historiques et scientifiques de la mémoire, qu’elles se soient adressées à celle de la nation ou à celle des mentalités sociales, avaient affaire à des realia, aux choses mêmes, dont elles s’efforçaient de saisir la réalité au plus vif. À la différence de tous les objets de l’histoire, les lieux de mémoire n’ont pas de référent dans la réalité. Ou plutôt ils sont à eux-mêmes leur propre référent, signes qui ne renvoient qu’à soi, signes à l’état pur. […] (Nora, 1984a, p. XLI).

Les realia historiques contribuent ainsi à faire perdurer un idéal que l’on pourrait juger naïf : celui d’un accès non déformé à la réalité d’un passé plus ou moins éloigné.

 

2. Une notion interdisciplinaire ?

Plus largement, il faut toutefois observer qu’en sémiologie, les realia n’ont rien d’abstrait, puisqu’il s’agit alors des « objets existants du monde perçus ou considérés indépendamment de leur relation avec le signe » (Rey-Debove, 1979, p.121). Un détour par l’étymologie éclaire les raisons de cet emprunt au latin médiéval dans le jargon des sciences humaines : ce substantif pluriel2 désigne « les choses réelles ».

En français, Ferdinand de Saussure s’y référa pour la première fois dans ses cours de linguistique, mais ce ne fut que de manière allusive : sa théorie sur la langue comme système clos de signes n’était pas compatible avec le débat sur les realia3. Or, cette négligence initiale explique en grande partie l’actuelle polysémie de ce mot4. Car à la suite du recours à ce terme pour désigner les « réalités non linguistiques » (Trésor de la langue française, 1971-1994, vol.14, p.459), le mot s’est progressivement diffusé dans divers champs du savoir, et sa signification s’est également élargie. Ainsi, en traductologie, les realia peuvent désigner aussi bien des signifiants (expressions et mots relatifs à une culture particulière) que des signifiés (choses ou concepts spécifiques liés à une culture source).

 

3. Le passé comme altérité

Le statut équivoque des realia se manifeste en particulier lorsqu’elles ne désignent plus des choses détachées de leurs signifiants respectifs mais bien, en fait, des mots et des expressions qui renvoient de manière exclusive à une culture particulière – ce qui constitue une difficulté de compréhension que la traduction est souvent chargée de résoudre. Or, ce genre de lacune sémantique peut aussi bien être repéré à partir d’une aire linguistique qu’en fonction d’une ère temporelle. On peut ainsi observer que l’intelligibilité d’un discours ou d’une représentation dépend toujours du degré de familiarité du potentiel récepteur avec le signifié ; par conséquent, plus le signifiant sera en décalage avec nos références culturelles, plus l’explicitation des realia (ou des signifiés) auxquelles se réfère ce discours ou cette représentation se présentera comme un détour nécessaire pour leur compréhension.

Après avoir posé ces repères généraux, nous pouvons formuler la principale question qui sous-tend notre propos, et ne concerne que les realia temporellement déterminées - à savoir : comment éviter de se laisser leurrer par les différentes illusions rétrospectives ? Dans son récent ouvrage intitulé L’empreinte digitale. Culture humaniste et technologie, le philologue et linguiste Lorenzo Tomasin (2018, p.91) propose de considérer le passé comme une « altérité inconciliable » ; il s’agit là d’un principe méthodologique qui paraît convaincant, dans la mesure où Tomasin vise à établir, avec L’empreinte digitale, un bilan critique de la situation actuelle dans les sciences humaines. 

Les realia ayant donc été définies en tant que représentations mentales de signifiés qui s’inscrivent dans le passé, nous allons maintenant chercher à mieux en saisir les contours, ceci en recourant à deux motifs de l’imaginaire parisien.

 

4. Les realia en contexte

Quand les historiens évoquent encore la question des realia, c’est plutôt par prétérition. Par ailleurs, cette notion demeure quasiment absente des études de littérature française. Dès lors, on en vient à se demander si, dans les deux domaines précités, le maintien d’une distinction sémantique entre ces realia et les sources serait tacitement considérée comme inutile – les seules « choses réelles » dont on puisse vraiment débattre étant davantage la fiabilité des sources plutôt que ce qu’elles nous disent du passé. Cependant, pour donner un premier exemple concret se situant précisément à la croisée des études historiques et littéraires, il suffirait de mentionner Joseph Étienne (1764-1846), cet auteur étant resté connu sous le nom d’Étienne de Jouy​​ (Faul, 2009) : il prit pour nom de plume « Jouy » en se référant à son père, un marchand de toiles ; du XVIIIe au XIXe siècle, la manufacture des toiles de Jouy (Gril-Mariotte, 2015) évoquait en France les arts décoratifs, bien que ces toiles imprimées fassent désormais partie des realia dont les traces se sont effacées depuis longtemps de l’imaginaire culturel. 

4.1. Le mythe des chiffonniers de Paris (XIXe siècle)

Ce rapprochement entre historiographie et littérature va fournir le principal critère structurant notre éclairage sur les realia. Ainsi, bien qu’Antoine Compagnon soit professeur de littérature française et non historien de formation, il a estimé utile de procéder à la relecture, dans Les Chiffonniers de Paris (Compagnon, 2017), d’approches biaisées ayant contribué à la formation de mythes historiques.

On sait qu’au cours du XIXe siècle, la population en marge des chiffonniers symbolisa, à elle seule, la ville de Paris : ces chiffonniers incarnaient alors une métonymie5 lexicalisée de Paris. Cela est désormais le cas avec un édifice devenu aussi emblématique que la tour Eiffel, comme le relève Josette Rey-Debove 1979, p.98) dans son lexique de sémiotique : « Une image peut constituer une métonymie (ex. la tour Eiffel représentée pour désigner Paris dans un film) ».

Avec Les Chiffonniers de Paris, Antoine Compagnon vise au démontage de certaines thèses défendues par Walter Benjamin (1989) dans Paris capitale du XIXe siècle - ceci sans forcément abandonner une conception matérialiste de l’histoire ; il montre notamment que le positionnement ou la posture politique d’auteurs parisiens tels que Jules Janin ou Baudelaire ne pouvait qu’évoluer au cours de leurs carrières littéraires respectives, leur changement d’attitude étant amplement lié à l’évolution de leurs situations sociales respectives (Compagnon, 2017, p.422-424).

Or, il est important de noter que, dans Les Chiffonniers de Paris, Compagnon reprend la notion de realia afin de désigner les « réticules » ou sacs à ouvrages représentés dans certaines gravures de mode auxquelles Charles Baudelaire fait allusion au détour de l’un de ses poèmes du cycle des « Tableaux parisiens ».

4.1.1. Realia du Directoire dans la poétique parisienne de Baudelaire

C’est en effet dans Les petites vieilles (Baudelaire, 1975, p.89) que le poète imagine d’anciennes demi-mondaines de la période du Directoire devenues des chiffonnières décrépites, « Traversant de Paris le fourmillant tableau » (Baudelaire, 1975, p.90, v.26) ; ces monstrueuses « Èves octogénaires » (Baudelaire, 1975, p.91, v.83) sont décrites « […] serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques / Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus » (Baudelaire, 1975, v.11-12). Dans ce passage, Baudelaire se réfère implicitement à des estampes contemporaines de la mode des « Incroyables » et des « Merveilleuses » du Directoire. Or, en 1861, la « réalité historique » de ces illustrations, donc leur authenticité, n’évoquait plus rien aux lecteurs des « Tableaux parisiens ». Ainsi que le relève Antoine Compagnon, Baudelaire avait anticipé ce problème de réception et il a tenté de le résoudre, avant d’y renoncer :

Derrière les sacs des Petites vieilles, brodés de fleurs et de rébus, ou encore de chiffres et d’allégories, comme l’écrit La Mésangère, il y eut donc des realia, ou du moins quelques images dénichées par Baudelaire dans des journaux de 1798 et 1799, vieux de plus d’un demi-siècle lorsque le poète les consultait à Honfleur. Il pensa par deux fois devoir s’expliquer sur leur réalité historique dans une note, puis il renonça et les laissa tels quels, dans leur mystérieuse incongruité poétique (Compagnon, 2017, p.403).

                                                 

Fig. 1 – An 6. Costume Parisien. Voile à l’Iphigénie. Mantelet Blanc. Sac à devise. Champs-Élysées. Journal des dames et des modes, 15 Messidor an 6 (3 juillet 1798).

Contrairement au poète des Fleurs du mal, Antoine Compagnon cherche à clairement identifier ces « reliques » ou realia par leur nom, explicitant leur signification historique :

Le sac à ouvrage, ou réticule (la gibecière romaine), aussi appelé "ridicule" par une altération plaisante bientôt entrée dans la langue (le mot amuse encore Baudelaire), chargé d’un chiffre, d’une devise ou d’un rébus, fut en effet une mode passagère du Directoire, période de liberté retrouvée et de fantaisie vestimentaire, marquée par le retour de la coquetterie et la recherche de la distinction, après la simplicité égalitaire imposée par la Révolution et la Terreur […] (Compagnon, 2017, p.392).

En outre, Compagnon repère la présence de ce fameux sac à ouvrage dans un roman d’Honoré de Balzac : « Dans La Comédie humaine, c’est la cousine Bette, vieille fille maniaque, attachée aux modes impériales arriérées, qui se promène avec un ridicule […] » (Compagnon, 2017, p.404). L’action de La Cousine Bette étant censée se dérouler en 1838, il est possible qu’à cette époque-là, on se souvenait encore de cet accessoire de mode, bien qu’il soit tombé en désuétude6.

Pour en revenir à cette fascination exercée sur Baudelaire par les estampes du Journal des Dames et des Modes, il est nécessaire de rappeler qu’en 1987, T. H. Parke (1986, p.248-257) avait déjà consacré un article à ce sujet. De plus, lesdites « explications » très détaillées des gravures données par Pierre de La Mésangère, le directeur du journal, ont également inspiré le poète ; dans l’un des quatrains des « Petites vieilles », on croise ainsi les noms du café Frascati et du parc Tivoli. Ces appellations à l’italienne évoquent une sorte de Rome parallèle, mais elles connotent la mélancolie d’un Paris disparu dont seule subsisterait une toponymie particulière, celle-ci étant associée à la période du Directoire :

[…]

« De Frascati défunt Vestale enamourée ;

Prêtresse de Thalie, hélas ! dont le souffleur

Enterré sait le nom ; célèbre évaporée

Que Tivoli jadis ombragea dans sa fleur, » 

[…] (Baudelaire, 1975, p. 90, v.37-40).

On ne pourra cependant s’empêcher d’estimer que, si cet amalgame entre les lieux et les personnages, visionnaire en apparence, trouve bien ses sources dans le Journal des Dames et des Modes, c’est directement en fonction de l’intérêt que Baudelaire portait à d’autres gravures de la série des Costumes parisiens, telles que la Vue de Tivoli ou la Vue de Frascati :

                                                                      

Fig. 2 – An 7. Costume Parisien. Vue de Tivoli. Journal des dames et des modes, 22 septembre 1799.

                                                                       

Fig. 3 – An 8. Costume Parisien. Vue de Frascati. Journal des dames et des modes, 22 octobre 1799.

Mais l’évocation du prestigieux café Frascati, ce lieu associé au passé des « Petites vieilles », nous a fait dériver vers un imaginaire sensiblement différent de celui des chiffonnières et chiffonniers. Afin d’élargir notre angle d’approche sur les realia historiques, profitons donc de cette opportunité pour aborder une seconde métonymie de Paris ; par ailleurs, comme on le verra, l’exercice n’empêche pas de recourir à nouveau, même brièvement, au Journal des dames et des modes.

4.2. Les realia des cafés parisiens et leur imaginaire (XVIIe-XIXe siècle)

Pour introduire ce motif des cafés, on a choisi de s’appuyer sur la perspective méthodologique développée par l’historien Thierry Rigogne sur le sujet, étant donné que son approche critique fait écho à la notion de realia :

L’histoire des cafés a besoin d’être délestée de toutes les légendes qui s’y sont greffées et qui l’ont étouffée. Il ne faut cependant pas s’arrêter à une chasse aux mythes. Ceux-ci valent, en effet, la peine d’être étudiés en eux-mêmes afin de comprendre comment ils sont apparus, comment ils se sont diffusés, qui les a relayés et, surtout, quelles fonctions ils ont pu remplir. Il faut noter, à ce propos, que nombre de légendes qui continuent à se répandre de nos jours remontent jusqu’au XVIIIe siècle. L’histoire des cafés s’est, en effet, écrite très tôt, alors que l’institution elle-même était encore en plein essor (Rigogne, 2013, p.161).

Afin d’illustrer les effets d’interaction entre les realia des cafés et leur imaginaire spécifique, un ouvrage a été sélectionné, qui correspond à ce registre des « légendes » et autres « mythes » sur les cafés parisiens : il va être analysé sous un angle particulier.

4.2.1. Les cafés de Paris d’Étienne-François Bazot : un guide devenu sibyllin

Comme son titre l’annonce, Les cafés de Paris (1819) d’Étienne-François Bazot (1782-1852), constitue une sorte de guide passant en revue divers cafés de la capitale. Au fil des pages, on observe que Bazot, qui se présente en tant que Flâneur patenté, choisit souvent de se focaliser sur une seule personne – avec, notamment, la mention récurrente de la « belle Limonadière » (Bazot, 1819, p.12), dont la charmante présence derrière le comptoir suffisait pour assurer le succès de l’établissement. Or, c’est surtout de cette illustre inconnue dont il va être question, puisqu’elle incarne la figure de proue de l’ouvrage. En effet, malgré l’absence de légende sous le frontispice, on devine qu’il s’agit là d’une représentation de « cette limonadière célèbre » (Bazot, 1819, p.80) – célèbre du moins d’après Bazot. Car il est évident que l’estampe illustrant Les cafés de Paris paraît désormais au profane autant muette que sibylline - le temps en ayant effacé le souvenir. Certes, ainsi que le confie le Flâneur patenté lui-même, un attrait plus général envers les limonadières faisait partie des critères de Bazot (1819) – ce qui se vérifie à plusieurs reprises dans son ouvrage (Café des Américains, p.53-54 ; Café des Mille-Pilastres, p.55-56 ; Café de la Régence, p.65-67 ; Café du Commerce, p.68-71 ; Café Dubois, p.129-131 ; Café Français, p.132-136 ; Café Dufils, p. 156-157). La contextualisation permettra néanmoins de démontrer que le frontispice des cafés de Paris est un portrait emblématique qui renvoie, lui-même, à certaines realia

                                                 

Fig. 4 – Frontispice dessiné par Jean-Frédéric Cazenave et gravé par Jean-Baptiste-Michel Dupréel pour Les cafés de Paris, 1819.

Il faut d’abord noter qu’avec ses cafés de Paris, Bazot délaisse le régime de la fiction au profit d’un registre plus documentaire. Madame Romain, alias la « belle Limonadière », a ainsi réellement existé : ayant gagné sa célébrité au café du Bosquet dès 1808, elle le quitta assez vite pour continuer d’officier dans un établissement situé dans l’une des galeries du Palais-Royal, le café des Mille Colonnes, et ceci jusqu’en 1824 – année du décès de son mari, d’après les Mémoires de Louis-Désiré Véron7.

Cependant, l’auteur des Cafés de Paris disjoint volontiers les données du réel avec une touche d’humour, voire en s’autorisant parfois des envolées lyriques ; sa monographie se trouve ainsi agrémentée de courtes fictions. Tout comme cela fut le cas avec un auteur tel que Rétif de La Bretonne, la condition de polygraphe semble avoir déterminé, sous la plume de Bazot, un style d’écriture où le tableau détaillé du microcosme urbain n’est pas incompatible avec l’expression de fantaisies plus subjectives. Le sous-titre des Cafés de Paris – « Revue politique, critique et littéraire des Mœurs du siècle, par un Flâneur patenté » – précise la fonction de cet étrange guide de voyage ; Étienne-François Bazot (1814) avait déjà employé la notion de « mœurs » dans ses Nouvelles parisiennes, ou les Moeurs modernes, suivies de quelques variétés littéraires. La différence de tonalité entre l’imaginaire de la fiction et la véridicité du témoignage s’avère ainsi assez secondaire ; dans le contexte politique de la Restauration des Bourbons, l’auteur dépeint toujours les mœurs (ou le mode de vie) de ses concitoyens.

Si l’on se réfère à la « table » insérée à la fin des Cafés de Paris (Bazot, 1819, p.208-210), la structure de l’ouvrage semble a priori hermétique, voire confuse : le monologue fictif qui sert d’introduction (« Le Café du Charlatan ») est suivi d’un bref historique (« Du Café et des Cafés »), celui-ci précédant la présentation de 69 cafés parisiens qui se succèdent de façon apparemment arbitraire.

Cette bigarrure du texte s’explique, en partie, par la nécessité pour son auteur de brouiller les pistes. Ainsi, dans « Le Café du Charlatan », contre toute attente, le Flâneur patenté du titre est remplacé par un industrieux cafetier parisien s’exprimant avec un fort accent auvergnat, « debout dans son comptoir » (Bazot, 1819, p.i) ; ce « Limonadier et hommé dé lettres » (Bazot, 1819, p.iii) reconnaît être l’auteur des Cafés de Paris (« ce libré » : Bazot, 1819, p.iv), mais décline d’avance toute responsabilité juridique sur son contenu. C’est grâce aux realia que l’accent de ce « Charlatan » a été identifié, puisqu’on sait que, dès la première partie du XIXe siècle, les tenanciers des cafés de la capitale étaient souvent d’origine auvergnate, surnommés « Bougnats ».

Mais afin de comprendre l’étrange jeu de l’oie qui nous fait passer d’un café à l’autre, le détour par les realia va s’avérer encore plus instructif, l’élucidation du mystère consistant dans le nombre d’arrondissements : en 1819, Paris n’en comptait que douze au total (chacun d’eux étant subdivisés en quatre quartiers). Pour saisir l’organisation de la table placée à la fin de l’ouvrage, il faut donc partir de la toponymie : débutant dans le deuxième arrondissement par le « Café Valois, Au Palais Royal » (p. 6-9), l’auteur respecte plus ou moins la numérotation croissante. Les arrondissements s’étendaient d’abord de l’Ouest à l’Est de la Rive droite (Nord) ; le IXe arrondissement, incluant l’île Saint-Louis et celle de la Cité, marquait la transition vers la Rive gauche (Sud). Bazot termine assez logiquement avec le « Café de la Gaîté (ou d’Apollon), barrière du Maine » (p. 203-207) : bien que le Flâneur patenté s’aventure ainsi « extra-muros » (Bazot, 1819, p.203), il reste implicitement à proximité du quartier du Luxembourg (XIe arrondissement) (De La Tynna, 1816, p.395).

4.2.2. Les « lustres » de la belle Limonadière dans Les cafés de Paris : une biographie anachronique

La comparaison entre deux passages des Cafés de Paris servira à montrer concrètement comment les realia historiques combinent parfois les fonctions de signifié et de signifiant, la figure de la belle Limonadière y étant à chaque fois associée à des « lustres ».

Le premier extrait correspond à la présentation du « Café des Milles-Colonnes, Au Palais-Royal » :

Depuis vingt-ans la belle limonadière tient le sceptre de la beauté et la cuiller à punch ; depuis vingt ans elle fait le bonheur de ses admirateurs nombreux, et quoique huit lustres s’élèvent sur sa tête, tous les soirs elle réunit encore en sa personne la jeunesse, les grâces et les ris (Bazot, 1819 p.13).

Plus loin dans Les cafés de Paris, en traitant du « Café du Bosquet, Rue Saint-Honoré », Bazot évoque encore la même limonadière, mais de façon rétrospective : « Elle n’a fait que passer au café du Bosquet, cette limonadière célèbre, et son souvenir le protège encore après trois lustres écoulés […] » (Bazot, 1819, p.80). 

Dans le café des Mille Colonnes, « huit lustres » sont donc censés « s’élever » sur la tête de la belle limonadière, alors que « trois lustres » se seraient écoulés depuis son passage au café du Bosquet, situé au n° 118 de la rue Saint-Honoré. Dans les deux extraits cités, Bazot entend par le mot « lustre » une « période de cinq années » (Trésor de la langue française, 1971-1994, vol.11, p. 68), bien qu’à chaque fois, son calcul s’avère en fait assez approximatif.

En effet, madame Romain n’avait pas encore quarante ans (ou « huit lustres ») en 1819 ; à ce sujet, un indice est fourni, à nouveau, par les Mémoires d’un bourgeois de Paris : « Vers la fin de 1817, la vogue du café des Milles-Colonnes diminua, bien que madame Romain, à peine âgée de trente-quatre ans, fût dans tout l’éclat de sa beauté […] » (Véron, 1857, p.11) ; on en déduira que l’année où Bazot publia Les cafés de Paris, elle allait alors, tout au plus, sur ses trente-six ans. En outre, il n’y avait pas non plus « trois lustres » (ou quinze ans) que le couple Romain avait quitté le café du Bosquet, puisque l’Almanach du commerce de Paris nous apprend que ce débit public était géré vers 1810 par une « demoiselle Dauphinot »8 (De La Tynna, 1811, p.254). La reprise de bail du café des Mille Colonnes a dû intervenir au cours de l’année 1809, le limonadier Goussy étant alors censé en être encore l’exploitant (De La Tynna, 1809, p.215). Ce n’est qu’en 1810 que l’Almanach du commerce attribue au couple Romain le « café du Bocage, rue Saint-Honoré, 118 » et aussi, pour la première fois, le « café des Mille Colonnes, Palais-Royal, 36, gal. de pierre »  (De La Tynna, 1810, p.234). 

En 1819, cela devait donc faire à peine dix ans que Madame Romain occupait le comptoir du café des Mille Colonnes. Dans ce cas, pourquoi Bazot prétend-il, à propos du même débit de boisson, que « Depuis vingt-ans la belle limonadière tient le sceptre de la beauté et la cuiller à punch […] » ? L’auteur des cafés de Paris aurait-il effectué un amalgame (volontaire ou non) entre la belle Limonadière et le café des Mille Colonnes –la renommée de cet établissement étant effectivement bien antérieure à sa reprise par le couple Romain ? Ainsi, en 1799, Jean-Baptiste Sellèque, rédacteur du Journal des dames et des modes, consacrait déjà à ce café le seizième chapitre de son Voyage autour des Galeries du Palais Egalité9 :

CHAPITRE XVI.

Le Café des mille Colonnes.

[…]

Chacun de ces établissemens a son nom particulier. Celui-ci s'appelle le café des Mille Colonnes. Mille colonnes dans un café ! Est-il, en Europe, un édifice où l'on puisse en compter autant ? et cependant le nombre n'en est pas exagéré. On pourrait même en compter davantage, si l'on voulait s'en rapporter au témoignage des yeux, mais les quatre-vingt-dix-huit centièmes de ces colonnes sont visibles sans être palpables, quoiqu'on ne puisse toucher à l'une sans toucher, au moins en apparence, à cinquante autres en même-tems. Concevez-vous cette originalité ?

Voici le mot de l'énigme. Il n'y a pas plus de quinze à vingt colonnes ; mais, au moyen d'une foule de glaces dont la disposition en prolonge l'alignement, elles se multiplient à l'infini, et produisent, en effet, sur leur nombre, une agréable illusion. Cette colonnade en perspective n'offre rien pourtant de bien extraordinaire. Ce qu'il y a de plus heureux, c'est la dénomination du café dont elle a fourni l'idée, et qui ne laisse pas d'y attirer bien des curieux, par son emphatique enseigne (Sellèque, 1800, p.78-81).

En 1819, même en tenant compte de la période antérieure – celle du café du Bosquet, madame Romain n’était une célébrité parisienne que depuis une dizaine d’années, car les « Romain limonadiers » n’apparaissent dans la « Liste générale des commerçants de Paris » de qu’à partir de l’année 1809 (De la Tynna, 1809, p.115) ; dans la rubrique « Limonadiers, cafés » de l’année précédente, l’enseigne du 118, rue Saint-Honoré était encore présentée comme étant celle du « café du Bocage », un établissement tenu par le limonadier Barbançon (De la Tynna, 1808, p.193)10.

L’auteur des cafés de Paris ne se soucie donc guère d’exactitude biographique à propos de la belle limonadière. Toutefois, il serait légitime de se demander si, à travers cette apparente discordance des temps, le bonapartiste Étienne-François Bazot n’aurait pas exprimé un message codé ou caché. Car « vingt ans » plus tôt, Paris avait également été le théâtre politique de l’instauration du régime du Consulat, à la suite du coup d'État du 18 brumaire an VIII (le 9 novembre 1799) ; Bazot, qui était Parisien d’adoption depuis 179311, fut un témoin direct des soubresauts de la période révolutionnaire, la Première République prenant fin avec la proclamation de l’Empire, en 1804. Revenons également à l’énigme des « trois lustres », qui n’a pas encore été élucidée : on a établi qu’en 1819, le « souvenir » de madame Romain n’aurait guère été en mesure de protéger de sa légendaire aura le café du Bosquet « après trois lustres écoulés », étant donné que quinze ans plus tôt, c’est-à-dire en 1804, cette « limonadière célèbre » était encore inconnue dans la capitale. Mais une autre raison pourrait expliquer que cette année-là, en particulier, restait sans doute mémorable dans l’esprit d’Étienne-François Bazot : le sénatus-consulte du 18 mai 1804 proclama Napoléon Bonaparte empereur des Français, puis son sacre eut lieu à la cathédrale de Notre-Dame de Paris, le 2 décembre de la même année.

4.2.3. Les « lustres » de la belle Limonadière selon Bazot : l’évocation d’une realia des cafés parisiens ?

De surcroît, Bazot associe la gloire de Madame Romain à la riche polysémie du mot « lustre », comme l’indique l’emploi de la métaphore « huit lustres s’élèvent sur sa tête » lors de la description de l’espace du café des Mille Colonnes ; dans un tel contexte, on ne peut en effet exclure l’éventualité d’un jeu autant langagier que visuel entre deux significations différentes de ces fameux « lustres ».

Au début du XIXe siècle, le « lustre », cette fois-ci au sens de luminaire, faisait-il donc aussi bien partie intégrante du mobilier des cafés que du langage quotidien ? Le Dictionnaire universel de la langue française de Pierre-Claude-Victor Boiste (1803, p.246) permet de répondre par l’affirmative à cette question : « Lustre, s. m. Nitor. éclat naturel ou donné par l'art ; ce qui sert à le donner ; sorte de chandelier de cristal ; espace de cinq ans ; t. d'arts et métiers.* — d'eau, voy. Girandole aquat ». Pourtant, dans la même édition du dictionnaire de Boiste, on trouve aussi la définition du quinquet, qui constituait alors le concurrent direct des lustres : « Quinquet, s. m. sorte de lampe à courant d’air » (Boiste, 1803, p.329). Dès le XVIIIe siècle, les lustres et leurs bougies de cire avaient effectivement commencé d’être supplantés dans les cafés parisiens par les lampes à huile dites « à la Quinquet », du nom de leur inventeur. Ainsi, en 1788, Mayeur de Saint-Paul rend compte de cette innovation technique dans son Tableau du nouveau Palais-Royal, à propos du café du Caveau : « Ce café est parfaitement éclairé le soir par des lampes à la Quinquet. Chaque lampe est placée dans un bocal de crystal soutenu par deux guirlandes qui viennent se rejoindre au centre ; cette lumière est très-vive, & ces lampes exigent beaucoup de soins de Ia part des garçons Limonadiers » (Mayeur de Saint-Paul, 1788, p.36-37).

Il n’est ainsi guère étonnant que sur la seule illustration connue du café du Bosquet, l’unique luminaire visible soit une applique à quinquet ; fixé au mur, l’objet figure en dessus de la Belle Limonadière, qui trône derrière son comptoir :

 

Fig. 5 – Café du Bosquet. Estampe, s. d.

Pourtant, le témoignage de Philippe-Jacques Bekaert (1782-1852) atteste qu’au café des Mille Colonnes, même à l’époque de la Restauration, les « plus beaux lustres » continuaient à faire pleinement partie du spectaculaire décor :

« […] Je fus l’autre jour au café de mille Colonnes, je vous avoue que je n’ai jamais rien vu de semblable. Une infinité de colonnes réfléchies par les brillantes glaces qui ornent les salons éblouissent les yeux. Les colonnes forment des lignes opposées qui s’étendent si loin que les yeux ne peuvent en atteindre les extrémités. Les plus beaux lustres repandent dans tous les salons une lumière éclatante. On y est servi en cafetières d’argent et dans de très-belles tasses de porcelaine dorée. Les chaises, les tables, les garnitures des fenêtres répondent à la magnificence des glaces et des lustres ; mais ce qui attire encore davantage l’admiration du monde, c’est une beauté vivante au buffet et qui reçoit de l’argent. En payant je lui demandai si elle était parisienne, elle me répondit que non. Je pris la liberté de la prier de satisfaire à ma curiosité. Quel peut être, lui dis-je, le pays qui a vu naître une beauté si merveilleuse. Elle sourit à ma demande, ce qui me fit voir ses belles dents. Enfin après une courte conversation, je compris qu’elle était une hollandaise de Rotterdam. Plusieurs dames de distinction, et qui n’étaient pas mal favorisées par la nature, se trouvaient dans ce café et ne pouvaient en détourner les yeux. Une attitude gracieuse, deux beaux yeux, une superbe chevelure, des traits délicats, une peau blanche, des joues un peu colorées, des lèvres fines et vermeilles, une bouche et une gorge regulières. Combien cette demoiselle serait touchante si elle était simplement habillée, mais sa brillante parure ne fait que cacher sa beauté » (Bekaert, 1825, p.9-10).

La connaissance de la chronologie permet d’en déduire que la « demoiselle » à qui cet exact contemporain d’Étienne-François Bazot prend la liberté de s’adresser est bien madame Romain : Bekaert a probablement fait sa connaissance en 1824, donc l’année même de la mort accidentelle de son mari ; ce malheureux événement incita la belle limonadière à remettre le café des Mille Colonnes, puis à entrer au couvent pour se faire religieuse.

Il serait évidemment inutile de chercher dans l’iconographie une représentation de la Belle limonadière où, littéralement, « huit lustres s’élèvent sur sa tête ». Cependant, une illustration la représente bien avec deux lustres au-dessus d’elle, situés de part et d’autre de son comptoir :

                                            

Fig. 6 – La Belle limonadière ou le Trône des milles Colonnes. Estampe, 1816.

La lexicalisation de cette « sorte de chandelier de cristal » concorde avec l’apparition des premiers cafés parisiens, puisqu’on en trouve déjà la définition vers la fin du XVIIe siècle, dans le Dictionnaire universel de Furetière (1690) : « LUSTRE. f. m. Chandelier de cristal qu’on suspend au plancher, ou des plaques de miroir où il y a des branches de chandeliers attachées qu’on applique contre la muraille pour esclairer un lieu où il y a quelque notable assemblée ou ceremonie ».

Ces luminaires étaient également destinés aux usages d’un espace privé comme le salon ou à ceux d’un espace public tel que le théâtre ; or, à Paris, le café constituait un milieu proche du monde du spectacle et où se croisaient diverses sociabilités. Par conséquent, il n’est guère étonnant qu’il arrive que des « Lustres » soient « rompus » dans Les Entretiens des cafés de Paris, une fiction publiée en 1702 : « Les Verres & les Tasses furent cassées, les tables et les Cafetieres renversées, les Lustres & les Miroirs rompus, & pendant un quart d'heure ce ne fut que désordres, & coups donnez de part & d'autre » (De Mailly, 1702, p.115) ; le rôle central du lustre est encore souligné par le frontispice du même ouvrage, où l’on voit l’espace d’un café éclairé au moyen d’un chandelier fixé au plafond.

Cependant, la première définition des cafés dans lesquels sont explicitement situés des « lustres de cristal » intervient en 1723,  avec la publication posthume du Dictionnaire universel de Commerce de Savary des Bruslons :

     Caffe’. Se dit aussi des lieux, ou cabarets dans lesquels on donne à boire du Caffé.

Les Caffez de Paris sont pour la plûpart des réduits magnifiquement parez de tables de marbre, de miroirs, & de lustres de cristal, où quantité d’honnêtes gens de la Ville s’assemblent autant pour le plaisir de la conversation, & pour y apprendre des nouvelles, que pour y boire de cette boisson, qui n’y est jamais si bien préparée, que lorsqu’on la fait préparer chez soi. [….] (Savary des Bruslons, 1723, p.516).

Les lustres des cafés ont continué de faire parler d’eux dans les fictions parisiennes du XVIIIe siècle, ainsi qu’en atteste la description par Lesage, en 1740, du café de la Régence dans La Valise trouvée : « […] vous voyez dans une vaste Salle ornée de lustres & de glaces, une vingtaine de graves Personnages, qui joüent aux Dames ou aux Echecs sur des Tables de Marbres, & qui sont entourés de Spectateurs attentifs à les voir joüer. Les uns & les autres gardent un si profond silence, qu’on n’entend dans la Salle aucun bruit que celui que font les joüeurs en remuant leurs pièces. Il me semble qu’on pourroit justement appeler un pareil Caffé, le Caffé d’Harpocrate […] » (Lesage, 1740, p.66). Par contraste, c’est d’ailleurs l’absence de lustres (« du moins de cristal ») que La Chesnaye des Bois remarque, entre autres, dans ses Lettres hollandoises, publiées en 1747 : « Ici les Caffés sont très simples. Nulle Déesse n’y préside. Ce sont des Chambres avec un miroir sans tables de marbre ; & sans lustres, du moins de cristal […] » (Aubert de La Chesnaye Des Bois, 1747, vol.1, p.108-109).

 

 En résumé, dès l’Ancien Régime, les lustres de cristal firent partie du mobilier des cafés parisiens, dont l’agencement leur associait également l’indispensable présence d’une « Déesse » au comptoir.

4.2.4. La belle Limonadière dans Les cafés de Paris : une muse impériale ?

Mais puisque la souveraineté symboliquement exercée par une « Déesse » sur les êtres humains vient d’être évoquée, on en vient à se demander si, en 1819, le Flâneur patenté des cafés de Paris n’évoquerait pas, à travers la belle Limonadière, une célébrité d’une autre envergure – à savoir Napoléon Bonaparte. Ainsi, il a été précédemment démontré que deux années ponctuent implicitement la légende de la belle Limonadière selon Bazot : 1799 et 1804. Or, ces dates ne peuvent s’expliquer par aucune sorte de cohérence chronologique, du moins tant que l’on ne songe pas à les mettre en rapport avec le coup d’Etat de Brumaire et le sacre de Napoléon Ier.

L’écho entre « cette limonadière célèbre » et la légende napoléonienne se trouve renforcé par la biographie de l’auteur des cafés de Paris. En 1819, Étienne-François Bazot allait sur ses trente-sept ans ; il était donc à peine plus âgé que madame Romain. À partir de 1811, Bazot avait entamé une carrière de rédacteur dans la police impériale ; en 1816, lors de la Seconde Restauration, il perdit définitivement cet emploi après avoir refusé un poste de commissaire en province : « Malgré quelques pièces de vers en l'honneur de la famille royale, tribut commandé par l'exigence de sa place, il était entaché de Bonapartisme, et préférait son indépendance. Il se mit aux gages des libraires du boulevart, et fit pour eux des compilations, des brochures, des nouvelles, des notices, des ouvrages de circonstance, et revit des épreuves » (Bourg, 1841, p.133, article « M. Bazot (Étienne-François) »). Or, à l’ère des monarchies postrévolutionnaires, la belle Limonadière assurait la transmission mémorielle aux yeux d’un bonapartiste : cette « nymphe à la fois divine et humaine » (Bazot, 1819, p.80) constituait en effet un mythe hybride, incarnant une souterraine continuité entre la période du Premier Empire et celle de la Restauration ; en creux, Napoléon Bonaparte demeurait alors l’autre légende vivante, bien qu’il soit exilé et emprisonné sur l’île de Sainte-Hélène12.

Il est cependant plus difficile d’évaluer ce que l’ésotérisme plus moins volontaire de cette monographie sur Les cafés de Paris doit, d’un côté, à la conjoncture politique de la Restauration et, de l’autre, à la formation policière de Bazot, alors qu’en fait, c’est surtout son parcours de franc-maçon qui devrait être retenu comme la véritable constante de sa biographie13.

 

5. Conclusion : en deçà des sources, les realia

J’ai d’abord présenté diverses acceptions des realia, tout en soulignant que cette notion en histoire demeure négligée. Définies en tant que « réalités non linguistiques », les realia historiques ont ensuite été appréhendées à partir de la distance irréductible qui nous en sépare – celle d’un passé envisagé comme une « altérité inconciliable ». Je propose de considérer les realia comme le soubassement ou l’en deçà des sources historiques, dans la mesure où ces deux catégories n’engagent pas la même perception du passé. À l’état brut, les sources se présentent en effet comme des artefacts disparates, soumis notamment aux aléas des déformations matérielles, alors que leur en deçà renvoie à la représentation mentale de signifiés. En outre, une recherche de qualité, authentiquement critique, est censée échapper à la médiocre alternative entre les deux extrêmes que représenteraient, d’un côté, l’erreur consistant à hypostasier ce que l’on désire prouver et, de l’autre, la démonstration d’érudition autant prolixe que vaine, sans véritable prise de risque. Ainsi, il est souhaitable de rappeler qu’en général, dans le champ des études historiques ou littéraires, la connaissance acquise des realia relatifs au corpus éclaire et facilite le nécessaire effort d’interprétation.

 

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Bibliographie

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Notes

1 « Un objet devient lieu de mémoire quand il échappe à l'oubli, par exemple avec l'apposition de plaques commémoratives, et quand une collectivité le réinvestit de son affect et de ses émotions ». Nora (1984b, p.7).

2 Pluriel de reale, forme neutre de l´adjectif realis (« réel »).

3 « On a prétendu qu’il est absolument impossible de séparer toutes ces questions de l’étude de la langue proprement dite. C’est un point de vue qui a prévalu surtout depuis qu’on a tant insisté sur ces "Realia". » de Saussure (1967, p.62).

4 En plus de leurs variables significations en traductologie, les realia désignent également les illustrations figurant dans un dictionnaire.

5 « Figure où l’on désigne un objet par le nom d’un autre qui est lié au premier dans l’expérience (ex. : la partie prise pour le tout) ». Rey-Debove (1979, p.98).

6 « […] elle avait apporté dans son ridicule un cadeau qu'elle comptait faire à la baronne pour le jour de sa naissance, et qui, selon elle, devait prouver l'existence du fantastique amoureux ». Balzac (1977, p.89-90).

7 « Vers 1824, la gloire du café des Mille-Colonnes s’éteignit comme s’éteignent toutes les gloires ! En 1824, Romain le manchot mourait d’une chute de cheval, et deux ans après la belle limonadière se faisait religieuse. » Véron (1857, p.12).

8 « Dauphinot, (Dlle.) café du Bosquet, rue Saint-Honoré, 118. »

9 « Son feuilleton Voyage autour des Galeries du Palais Egalité qu’il avait commencé dans le numéro du 30 décembre 1798, avait cessé de paraître le 24 avril 1799 (avant d’être imprimé chez Moller sous forme de livre en 1800) ». Kleinert (2001, p.51).

10 « Barbançon, café du Bocage, 118 rue Saint-Honoré ». 

11 « […] né à Château-Chinon (Nièvre), le 15 mars 1782, d'une famille de petits commerçans. M. Bazot fut envoyé à Paris à l'âge de onze ans, en 1793 [...] ». Bourg, 1841, p.132, article « M. Bazot (Étienne-François) ».

12 En 1815, Napoléon avait été fait prisonnier par le gouvernement britannique, qui décida de le déporter sur l’île de Sainte-Hélène ; il y resta jusqu’à sa mort, en 1821.

13 Étienne-François Bazot était franc-maçon depuis 1806 (Bourg,  1841, p.133, article « M. Bazot (Étienne-François) ».

 

* Biographie

Francis Kay réalise actuellement une thèse en littérature française à l’Université de Lausanne (Suisse) qui s’intitule "L'intrigue des cafés. Clandestinités parisiennes et fictions interlopes (1682-1852)", sous la direction de François Rosset. Ce travail de recherche combine plusieurs disciplines : littérature française, théâtre, historiographie. Il a publié de nombreux articles académiques dont, entre autres, « Les cafés des Nuits de Paris : des "lieux abusifs" ? » (in : Études rétiviennes, n°41, Actes du colloque Le Paris de Rétif de la Bretonne, pp. 61-72, Paris : Société Rétif de la Bretonne, 2009) ainsi que « L’ombre des cafés parisiens (1682-1852) » (in : Les Lumières de l’ombre : libres penseurs, hérétiques, espions, pp. 65-89, Paris : Honoré Champion, 2020). Par ailleurs, Francis Kay est membre de la Société Rétif de La Bretonne et de la Société suisse pour l’étude du XVIIIe siècle.

 

 

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