Actes n°6 / Doctorales 58 : Scripta manent. Sources, traces, témoignages : la question de la transmission

Étude de quelques variantes inédites dans le Psautier de Sedulius Scottus : une nouvelle édition du texte des psaumes au ixe siècle ?

Marie-Noëlle Diverchy-Gadd
Étude de quelques variantes inédites dans le Psautier de Sedulius...

Résumé

La philologie considère le texte manuscrit comme un objet mouvant. En effet, dans la tradition savante de transmission des textes anciens, le copiste choisit d’intervenir sur le texte à la manière d’un véritable auteur : il le récrit en le remaniant, en le corrigeant, en l’éditant de nouveau. Dans le contexte de la renouatio carolingienne, les nombreuses entreprises d’émendation du texte psalmique témoignent de cet état de fait. Elles s’accordent à rendre compte de la même perspective : proposer un texte plus correct au regard du sens porté. À titre d’illustration, l’article soumet l’analyse de quelques variantes textuelles inédites contenues dans le Psautier de Sedulius Scottus. L’étude tend à démontrer que le texte, copié d’après le modèle de la version grecque établie par les Septante, a été révisé à partir de la traduction gallicane de Jérôme.

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Étude de quelques variantes inédites dans le Psautier de Sedulius Scottus : une nouvelle édition du texte des psaumes au IXe siècle ?

Marie-Noëlle Diverchy-Gadd*

 

Préambule : le philologue face au texte

L’écrit dans sa globalité, que ce soit le support de l’écriture, l’écriture elle-même ou le texte produit, laisse des traces ; c’est du moins ce que dit l’adage « scripta manent ». Pour le philologue, c’est l’étude de la tradition manuscrite qui permet de cerner puis d’évaluer les enjeux de la transmission d’un texte littéraire ancien. Le philologue s’intéresse aux multiples acteurs impliqués dans le processus de production et de diffusion d’un manuscrit : il analyse les pratiques plurielles de l’écriture et met en perspective la réception du texte copié dans le temps et dans l’espace.

Loin d’être immuable et fixé une fois pour toutes, le texte biblique, comme l’ensemble des textes anciens, apparaît comme un objet vivant, malléable, que les acteurs de la transmission manuscrite modèlent et remodèlent sans cesse et de diverses façons. Bernard Cerquiglini (1989, p.111) insiste sur la mouvance intrinsèque du texte médiéval et observe que les nombreuses variantes sont éclairantes pour l’histoire même du texte qui se récrit en permanence : « Or l’écriture médiévale ne produit pas de variantes, elle est variance. La récriture incessante à laquelle est soumise la textualité médiévale, l’appropriation joyeuse dont elle est l’objet, nous invitent à faire une hypothèse forte : la variante n’est jamais ponctuelle. » Sous ce prisme, il faut considérer qu’une variante textuelle fait partie intégrante d’un état du texte, à prendre dans son ensemble. Il ne s’agit donc pas seulement d’analyser la variante à part et par comparaison avec celles relevées dans d’autres manuscrits, mais aussi de chercher à l’inscrire dans la démarche globale de copie dont elle procède.

Dès lors, la réflexion invite à réévaluer la place du copiste dans le processus de transmission du texte. Il est évident que le copiste y détient une part essentielle puisqu’il est à la fois le premier lecteur et le premier « auteur » du texte qu’il a sous les yeux. Pierre Chastang (2008/2, p.252) remarque que « bien que désavouée par les disciplines de l’érudition traditionnelle des textes qui assimilent l’activité des copistes à une altération, la transcription constitue au Moyen-Âge une forme de production textuelle à part entière ». Il est admis dans les recherches actuelles qu’on ne peut pas réduire le copiste à n’être qu’un simple « scripteur ». Le copiste agit d’abord littéralement sur le manuscrit par l’encre qu’il y dépose mais il intervient également sur le texte qu’il est censé recopier et dont la nouvelle reproduction n’existe que par lui. Il est en quelque sorte le premier « manipulateur »1 du texte. Jean-Baptiste Camps (2012, p.72) reprend l’idée amorcée par Bernard Cerquiglini et interroge : « "Qu’une main fût première, parfois, sans doute, importe moins que cette incessante réécriture d’une œuvre qui appartient à celui qui, de nouveau, la dispose et lui donne forme". Dans ce contexte mouvant, on peut se demander du scriptor "quand et comment son activité de scribe (Schreibertätigkeit) sur la copie d’un texte va plus loin, et le qualifie comme rédacteur ou, le cas échéant, comme auteur" »2. Dès lors, nous pouvons identifier des traditions manuscrites savantes qui ne répondent pas à une logique de transmission mécanique du texte. Le copiste, en choisissant d’intervenir sur le texte, tend à en proposer une nouvelle édition qu’il veut plus juste, plus correcte ou plus vraie. À ce type de démarche, s’appliquent alors les mots de Chastang (2008/2, p.252) : « Le travail du scribe est pour une part assimilable à une activité d’herméneutique textuelle qui permet d’actualiser, dans un nouveau contexte, le sens et la vérité du texte, sans pour autant résorber la signification attachée aux versions antérieures ».

C’est dans cette perspective que nous observons, analysons et comprenons les variantes inédites contenues dans le Psautier de Sedulius Scottus. Afin de mieux en appréhender le caractère particulier, nous proposons dans un premier temps de remettre en contexte et en perspective les différentes versions du texte psalmique qui circulent sur le Continent au IXsiècle. Nous présenterons ensuite quelques variantes textuelles de langue grecque contenues dans le manuscrit autographe de Sedulius Scottus, afin de formuler une nouvelle hypothèse relative à la démarche « latinisante » du copiste dont elles semblent résulter.

 

1. Le psautier et les textes psalmiques sur le Continent au IXe siècle

La tradition manuscrite du texte des psaumes est particulièrement complexe. Le texte, issu d’une tradition orale, aurait été composé au sein de la communauté juive au Xe siècle avant J.-C., à l’époque du roi David. Les plus anciennes traces écrites en langue hébraïque que nous avons conservées ont été datées des derniers siècles de l’ère préchrétienne. Plusieurs traductions en langue grecque sont attestées de cette même époque, dont celle des Septante3 qui nous est parvenue le plus largement, notamment grâce à des témoins importants datant des premiers siècles. À partir de la fin du IVe siècle, plusieurs traductions latines ont circulé en Occident, parmi lesquelles deux traductions de Jérôme : la version dite romaine (Weber, 1953) établie d’après le texte grec des Septante et la version dite gallicane4 révisée d’après le texte des Septante émendé dans la recension hexaplaire d’Origène (Field, 1875)) au IIIsiècle. Le fait que le texte soit très ancien, qu’il ait circulé très largement dans le temps et dans l’espace, et qu’il ait été altéré par les copies successives et les interventions opérées par les différents acteurs de sa transmission sont autant de facteurs qui ont donc conduit à une pluralité de textes faisant autorité localement. Samuel Berger (1893, p.VII) décrit « ce qu’étaient les textes bibliques qu’on a copiés jusqu’au milieu du IXe siècle » comme « un mélange désolant de textes excellents et de textes détestables, quelquefois deux traductions du même livre juxtaposées, les anciennes versions mêlées à la Vulgate dans une confusion indicible et les livres de la Bible copiés dans chaque manuscrit dans un ordre différent ». Et on note en effet une diversité des traductions faites à partir de différentes langues et dans des langues différentes, une multiplicité des versions d’un texte écrit dans une même langue, une variété des copies qui véhiculent les variantes textuelles inhérentes au processus de copie, sans compter les nombreux phénomènes de contamination qui embrouillent la tradition manuscrite.

Dans la société chrétienne du IXe siècle, c’est le psautier latin qui partage le premier rang avec les Évangiles. Martin McNamara (2000, p.20) décrit l’engouement dont il a fait l’objet en Europe en évoquant « its central place in the early Irish monastic system, owing to its place in the divine office. Of all the books of the Bible the Psalter was the one read most. And because of the difficulties encountered in understanding its text it was also the book most studied »5. Sur le Continent, outre la dimension spirituelle du texte, le psautier revêt une portée politique et sociale particulière en devenant un instrument privilégié d’unification de l’Empire. Imposer le rite romain est un moyen de pacifier et de mettre en ordre les territoires conquis en intégrant les populations païennes à la société chrétienne francque qui se veut fondée sur les valeurs des Écritures. En tant qu’outil liturgique, le psautier devient alors le medium entre le corps ecclésiastique et le peuple, et témoigne d’un nouveau rapport à l’écrit biblique. Dans le contexte de la renouatio carolingienne, la production de manuscrits est alors lancée à grande échelle dans les scriptoria, la minuscule caroline se développe, le réseau des abbayes se construit. L’objectif est affiché : rassembler toute la communauté autour de pratiques liturgiques réglées et uniformisées à partir du texte biblique.

Suite à la promulgation de l’Admonitio generalis6, le texte du psautier latin se trouve au cœur de plusieurs entreprises d’émendation : « Charles a mis autant d’ardeur à supprimer les incorrections des textes qu’à vaincre ses ennemis sur le champ de bataille »7. Les nouvelles éditions sont éclairantes : elles visent à établir une sorte de ueritas textuelle tant dans la forme que prend le texte que dans le message qu’il véhicule. Le capitulaire souligne la nécessité d’établir un texte uniformisé et exempt de toute faute qui puisse servir à la diffusion de copies pour donner à lire et à étudier un texte unique et promouvoir un texte juste. Le sacramentaire dit Hadrianum8 a été conçu pour répondre à cette volonté d’assurer une sorte de modèle type. Quant aux interventions sur le texte lui-même, elles doivent également permettre la compréhension et le commentaire des Écritures et contribuer à son appropriation spirituelle9 – qui est nécessaire parce que le texte est porteur d’un sens dont il faut pouvoir se saisir pleinement. On dénombre sur le Continent, plusieurs tentatives de révision de la version romaine du psautier à partir de la seconde traduction de Jérôme10. Alcuin est à l’origine de la version corrigée de la Vulgata et le texte qu’il produit répond à un usage strictement liturgique. Theodulf, qui agit davantage en éditeur médiéval, recense et fait apparaître les différentes leçons du texte biblique qui est alors plutôt destiné aux érudits pour un usage savant. D’ailleurs, son texte ne comporte aucune image, puisque seules les Écritures doivent apparaître au lecteur. On note également quelques entreprises de révision du texte latin faites à partir des versions établies en grec et en hébreu. Le codex Monacensis 343 en est un exemple : il contient un texte latin des psaumes, révisé à partir de plusieurs manuscrits grecs et latins. Si le réviseur anonyme se permet d’introduire des variantes extraordinaires (comme des ajouts ou des omissions), sa démarche s’inscrit toujours dans le projet général de « restauration » du texte psalmique. Il cherche à se rapprocher de la révision faite par Jérôme afin que le texte soit « avant tout conforme à la vérité » et explique dans sa préface qu’il agit « pour supprimer ce qui est superflu et introduire ce qui est congruent […] afin que dans la psalmodie, la vérité résonne davantage que le chant des strophes »11.

 

2. Le cas du Psautier grec de Sedulius Scottus12

On connaît surtout Sedulius Scottus grâce aux œuvres qu’il a composées dans ce même contexte. Émigré sur le Continent dans le deuxième quart du IXe siècle suite aux invasions des Normands en Scotia13, l’île surnommée « des saints et des savants », le maître irlandais devient rapidement le protégé de plusieurs mécènes tel l’évêque Hartgar à Liège. Il gravite dans les cercles doctes de l’époque et rayonne à la cour des grands princes d’Europe. Jean Meyers (1994, p.11) le considère comme « l’un des représentants les plus brillants de la Renaissance carolingienne » en ce qu’il œuvre activement à la propagation du savoir. En effet, en tant qu’érudit versé dans la connaissance des lettres et des humanités, il est l’auteur, entre autres, de plusieurs commentaires de grammaire et de nombreux poèmes inspirés du style des poètes antiques classiques. Il apparaît en outre comme un ecclésiastique exégète, soucieux des Écritures, qui a notamment commenté les lettres de Paul. Mais ses connaissances en grec sont moins établies que celles de son contemporain Jean Scot Érigène dont il nous est parvenu des traductions entières ainsi que des commentaires faits à partir de textes écrits dans cette langue. Pour autant, on a conservé de Sedulius un recueil de citations savantes bilingues issues de la littérature classique et biblique ainsi qu’un Psautier autographe qui contient le texte des psaumes d’après la version grecque des Septante, accompagné de quelques traductions en latin des titres et des premiers mots. Il s’agit du Ms-8407, conservé à la bibliothèque de l’Arsenal à Paris. Il est de petit format (220 × 150 mm) et la mise en page est économique. Outre le texte psalmique, il contient une version bilingue de plusieurs cantiques et hymnes, des prières et enfin les citations grecques des Institutions divines de Lactance, traduites en latin.

C’est l’analyse de la transcription du titre du psaume LXIV14 qui a constitué le point de départ de notre réflexion. Dans notre exemple, Sedulius note en grec « εις το τελος ψαλμως τω δαυειδ ωδη του ïερεμιου και αγγεου »15, quand l’édition des Septante donne « εἰς τὸ τέλος ψαλμὸς τῷ Δαυιδ ᾠδη Ιερεμιου καὶ Ιεζεκιηλ. » Les apparats16 ne signalent aucun manuscrit qui présente cette variante dans le texte grec mais indiquent que la mention du prophète Aggée apparaît dans l’une des versions latines du texte psalmique. En effet, si l’on en compare les différentes traductions en langue latine, il apparaît que seule la version gallicane témoigne de cette variante : « In finem psalmus David canticum ; Hieremiae et Aggei de verbo peregrinationis […]. » Les autres traductions latines, que ce soient celles de la Vetus latina ou celles de Jérôme, transcrivent « et Ezechiel » ou ne renvoient à aucun prophète. Après avoir vérifié qu’il ne pouvait s’agir d’une particularité de la recension d’Origène17, il apparaît que la mention d’Agée dans le texte grec de l’autographe de Sedulius résulte d’une intervention réfléchie et peut s’expliquer par une mise en conformité faite d’après la seconde traduction hiéronymienne.

Sous ce prisme, on observe de nombreuses variantes qui semblent procéder d’une démarche de latinisation du texte grec. Nous avons choisi des extraits qui nous ont semblé significatifs18. D’une part, nous avons laissé de côté les exemples d’omissions et d’inversions de termes qui pourraient résulter d’une faute mécanique. D’autre part, nous avons préféré présenter des variantes inédites dans l’autographe de Sedulius, c’est-à-dire pour lesquelles les apparats critiques de l’édition des Septante ne donne aucun autre témoin manuscrit19. Voici d’abord quelques exemples de variantes, repérées dans le texte grec du Psautier, qui constituent des ajouts répondant littéralement à des termes équivalents utilisés dans la traduction latine de Jérôme.

  • Dans le verset 14 du psaume LXVII, Sedulius note « και τα μεταφρένα του νότου20 αυτής » quand l’édition des Septante donne seulement « καὶ τὰ μετάφρενα αὐτῆς ». La version gallicane traduit « et posteriora dorsi eius ». On peut alors interpréter l’ajout « του νότου » comme une tentative de rétablir deux mots grecs pour traduire ce qui est compris des deux mots utilisés en latin « posteriora » et « dorsi ».
  • De la même façon, dans le verset 18, Sedulius note « το άρμα του θεου μύριο πλάσσιον πολλοί χειλειάδες » quand l’édition des Septante donne « τὸ ἅρμα τοῦ θεοῦ μυριοπλάσιον, χιλιάδες ». La version gallicane traduit « currus Dei decem milibus multiplex milia ». Dans le contexte de ce passage, la séparation des mots « μύριο » et « πλάσσιον » rétablirait « decem milibus » et l’ajout « πολλοί » restituerait « multiplex », quand le terme unique « μυριοπλάσιον » édité dans la version des Septante suffit, à lui seul, pour rendre le sens global des quatre mots latins.
  • Au verset 21, on trouve « του σώζειν ποιήσειν » dans le Psautier de Sedulius quand on lit « τοῦ σῴζειν » dans la version des Septante, ce qui est traduit en latin par « saluos faciendi ». Plus loin dans le verset 25, Sedulius note « του έστιν εν τώ αγίω » qui traduit « qui est in sancto » alors que l’édition des Septante donne « τοῦ ἐν τῷ ἁγίῳ ». Pareillement, dans le verset 38 du psaume LXXVII, Sedulius écrit « ηλάσσέται γενηθήτω » lorsque Jérôme traduit « propitius fiet » pour rendre « ἱλάσεται » de la version des Septante. Pour chacun de ces trois exemples, les variantes touchent à une construction grecque particulière et peuvent s’expliquer par la syntaxe latine.
  • En outre, dans le verset 17 du psaume lxxvii, Sedulius écrit « εν τη οργή παρεπίκραναν » qui traduit littéralement « in ira excitauerunt » quand l’édition des Septante donne simplement « παρεπίκραναν ». Puis, dans le verset 18 du psaume xlix, on lit dans le Psautier « συνετρέχες μετα αυτώ » comme traduction littérale de « currebas cum eo » alors que l’on trouve seulement « συνέτρεχες αὐτῷ » dans la version des Septante.
  • Quant au verset 3 du psaume lxv, alors qu’on déchiffre « τα έργα σου κυριε » dans le Psautier, on découvre seulement « τὰ ἔργα σου » dans la version des Septante. On observe en parallèle que les traductions latines de Jérôme divergent puisque la version romaine rend « opera tua » quand la version gallicane donne « opera tua Domine ».

Outre les ajouts, on remarque des changements particuliers qui concernent soit des flexions nominales ou verbales, soit des mots entiers. De la même manière que précédemment, les mots grecs qui résultent de ces modifications concordent avec les mots latins utilisés dans les traductions hiéronymiennes. Il s’agit le plus souvent d’un synonyme grec qui semble rendre la traduction latine de manière plus exacte que la leçon partagée dans la version des Septante. C’est ce qui, selon nous, explique et justifie ce type de variantes dans le Psautier.

  • Dans le verset 7 du psaume LXVII, le groupe prépositionnel est modifié, on lit « εν μέ » dans le Psautier pour « in me » en latin, à la place de « ἐπ’ ἐμοί » dans la version des Septante.
  • Plus loin, dans le verset 29, Sedulius note « μετα δίκαιοις ου γραφήσονται » alors que la version des Septante donne à lire « μετὰ δικαίων μὴ γραφήτωσαν ». Dans les versions latines de Jérôme, on retrouve la désinence de datif pluriel et le suffixe du passif, « cum iustis non scribantur ». Par ailleurs, on lit « κατα τον θεον » dans le Psautier, au verset 6 du psaume LXXIV, quand la version des Septante donne « κατὰ τοῦ θεοῦ ». On retrouve la désinence d’accusatif en latin « aduersus Deum ».
  • Puis, alors que dans le verset 15 du psaume LXVIII, on peut lire « σῶσόν με » dans la version des Septante, Sedulius écrit « ερρύσων με ». Nous y voyons une forme verbale fautive du verbe « ῥύομαι » à l’impératif aoriste, qui servirait comme équivalent de « eripe me » dans les traductions de Jérôme. Dans ce cas, le synonyme utilisé semble plus exact pour rendre la nuance de sens.
  • De même, dans le verset 17 du psaume LXXIII, Sedulius écrit « τα πέρατα της γὴς », quand la version des Septante donne « τὰ ὅρια τῆς γῆς ». Jérôme traduit en latin « terminos terrae ». On relève seulement deux autres occurrences de cette expression dans les traductions hiéronymiennes, dans les psaumes II et LXXI. Dans les deux cas, cette traduction correspond à « τὰ πέρατα » dans la version des Septante.
  • Enfin, dans le verset 23, Sedulius note « των εχθρών σου » quand la version des Septante choisit « τῶν ἱκετῶν σου ». On peut remarquer qu’à cet endroit, les traductions hiéronymiennes diffèrent également puisque la version romaine restitue « quaerentium te » alors que la gallicane préfère « inimicorum eorum ».

L’analyse des différentes variantes textuelles du manuscrit tend donc à conforter l’hypothèse selon laquelle le Psautier de Sedulius Scottus rend compte d’un texte psalmique copié sur la version grecque des Septante et latinisé à partir de la traduction gallicane de Jérôme. Si l’on ne peut pas affirmer que le maître irlandais est lui-même à l’origine de ces variantes21, la démarche observée est toutefois cohérente avec le projet global de révision des textes bibliques entrepris au IXe siècle dans le contexte de la renouatio carolingienne, et s’inscrit dans la continuité philologique de Jérôme et partant, d’Origène.

 

Conclusion

L’étude textuelle du Psautier de Sedulius Scottus a permis d’identifier la double tradition manuscrite à laquelle le texte appartient : d’une part, celle de la version grecque des Septante et d’autre part, celle de la traduction gallicane établie par Jérôme. L’analyse des variantes permet d’inscrire la démarche du copiste dans une entreprise plus globale de révision savante de l’écrit biblique. Le texte produit est inédit et, dans le contexte du ixe siècle occidental, nous pensons qu’il s’agit d’une nouvelle édition savante qui vise à permettre l’étude ou le commentaire exégétique. En effet, le texte du Psautier est le résultat du travail d’un copiste qui agit sur le texte non pas comme un simple scripteur mais comme un véritable auteur : il le réajuste, le remanie, le reconstruit.

Il est admis que l’histoire d’un manuscrit à travers le temps reste en partie obscure. Mais selon nous, le caractère inédit du texte grec que contient le Psautier de Sedulius Scottus apporte un nouvel éclairage sur la raison de sa conservation. La mention qui apparaît sur le verso de la garde du codex prend alors tout son sens : « Codex iste Psalmorum ineunte saec. XII conscriptus magni est faciendus »22.

 

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Bibliographie

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Notes

1 Nous entendons manipulateur sans connotation péjorative et revenons à l’étymologie même du mot pour décrire le copiste comme celui qui, dans sa main, tient le texte à copier.

2 L’auteur cite d’abord Cerquiglini (1989, p. 62), puis Vizkelety (2000, p. 145).

3 Pour la version grecque du texte psalmique, c’est la traduction des Septante qui fait figure de référence et qui circule dans les cercles monastiques du IXe siècle. Voir les éditions : Septuaginta, Psalmi cum Odis (t. X), Alfred Rahlfs (éd.), Göttingen, Vandenhoeck und Ruprecht, 1931, et Vetus Testamentum Graecum cum variis lectionibus (t. III), éd. Robert Holmes et Jacob Parsons, Oxonii, Clarendonianus, 1823.

4 Jérôme cherche alors à donner une version savante du texte psalmique, destinée à servir pour l’étude du texte et non pour la pratique de la liturgie. Le texte, à l’origine, aurait même comporté les mêmes signes diacritiques qu’Origène lui-même aurait utilisés dans sa recension. Pour l’édition, voir Biblia Sacra : iuxta latinam Vulgatam versionem ad codicum fidem, Liber Psalmorum ex recensione sancti Hieronymi (t. X), Abbaye pontificale de Saint-Jérôme (éd.), Rome, Typis Polyglottis Vaticanis, 1953.

5 « Sa place centrale dans le premier système monastique d’Irlande, en raison de sa place dans la liturgie des heures. De tous les livres de la Bible, le Psautier est le livre le plus lu. Et en raison des difficultés rencontrées dans sa compréhension, c’était aussi le texte le plus étudié » (nous traduisons).

6 Il s’agit du capitulaire promulgué par Charlemagne en 789 qui amorce le mouvement de réformation culturelle de la renouatio carolingienne.

7 Issu d’un poème composé au IXe siècle. Riché & Lobrichon (1984, p. 151).

8 Il s’agit du sacramentaire que le pape Adrien Ier envoie à Charlemagne en 791 à sa demande. C’est ce livre liturgique qui inscrit le texte biblique dans le rite romain.

9 Nous entendons par « appropriation », le fait de rendre le texte semblable à soi, de le faire sien, quelle que soit la manière adoptée. La lecture est une façon d’y parvenir. Joseph Morsel invite à considérer l’objet écrit comme un « objet graphique » à voir et rappelle le sens médiéval de « legere » qui signifie en latin « interpréter » et « enseigner ». Joseph Morsel, « Ce qu’écrire veut dire au Moyen-Âge… Observations préliminaires à une étude de la scripturalité médiévale », Memini, travaux et documents de la Société des études médiévales du Québec, n°4, 2000, p. 23-24.

10 C’est la version gallicane qui circule dans les cercles monastiques et qui fait office de référence pour les différentes entreprises de réédition du texte psalmique en latin.

11 « ut reprobare superflua et inserere congrua […] ut in ore psallentis magis ueritas resonet, quam carmen strophorum », cod. Monacensis 343, praefatio fol. 1 et 4.

12 Sur Sedulius Scottus, voir Pirenne, 1882.

13 La Scotia désigne l’Irlande actuelle.

14 Dans ce document, le système de numérotation des psaumes est celui adopté par la version des Septante.

15 Toutes les citations qui sont issues du Psautier autographe de Sedulius sont des transcriptions fidèles du texte copié sur le manuscrit. Nous avons systématiquement rétabli un accent aigu là où le copiste a inscrit un point audessus d’une voyelle.

16 Pour cet exemple, comme pour les suivants, nous avons consulté l’apparat critique de l’édition de Holmes et Parsons ainsi que celui de l’édition de Rahlfs.

17 La comparaison systématique des variantes inédites contenues dans le Psautier de Sedulius aux fragments conservés de la recension d’Origène a montré qu’il n’y avait pas de variantes partagées entre ces différentes versions du texte psalmique.

18 Les variantes grecques « latinisées » d’après la version gallicane concernent l’ensemble du texte psalmique ; il ne s’agit pas de phénomènes isolés ou uniformes mais récurrents et variés. Nous attirons donc l’attention sur le fait que les exemples que nous présentons ici ne sont pas exhaustifs ; cette analyse philologique constitue l’objet de notre travail de thèse.

19 Pour toutes les variantes que nous présentons, les apparats critiques n’indiquent aucune mention d’une leçon similaire dans un manuscrit autre que le Psautier de Sedulius.

20 Le mot transcrit ici par Sedulius « του νότου » renvoie en réalité à « τοὺ νώτου » qui signifie le dos. Nous rappelons qu’au IXe siècle, la connaissance de l’orthographe grecque fait défaut et qu’il n’existe pas de contrainte orthographique normée.

21 Il existe toutefois plusieurs éléments qui n’interdisent pas de penser que Sedulius Scottus lui-même est à l’origine de ces variantes (sa connaissance de Jérôme, sa formation classique et sa fréquentation des cercles hellénistes, les marques observées dans la marge du manuscrit, la signature autographe particulière, etc…). Mais cette question mérite d’être développée plus longuement ; elle fera l’objet d’un autre article.

22 « Il doit être fait grand cas de ce livre des Psaumes, écrit au xiie siècle » (nous traduisons). La date du XIIe siècle qui a été inscrite est ici fautive et a d’ailleurs été raturée par une autre main.

 

*Biographie

Marie-Noëlle Diverchy-Gadd est actuellement doctorante contractuelle en troisième année en Langues et littératures anciennes et attachée au laboratoire Hiscant-Ma de l’Université de Lorraine. Sa thèse en philologie médiévale, placée sous la direction des Pr. Cécile Bertrand Dagenbach et Jean Meyers, consiste en l’édition critique du Psautier de Sedulius Scottus. Outre l’établissement du texte, son travail tend à en identifier la tradition manuscrite et à y étudier les différentes manifestations du bilinguisme grécolatin. Elle assure par ailleurs des heures d’enseignement de version latine et de littérature ancienne à destination des étudiant.e.s en licence de Lettres Classiques et de Lettres Modernes de l’Université de Lorraine.

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